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Pièges mentaux : faire son chemin dans un monde complexe

Nouvelles technologies, relations multilatérales, projets transdisciplinaires : la modernité apporte des optimisations qui, paradoxalement, ne nous simplifient pas la vie. Pire, elle nous tend des pièges qui nuisent à notre développement personnel et à celui de nos organisations.

23 janvier 2020
Valérie Levée

Dans un monde complexe, prétendre avoir raison ou vouloir exercer un contrôle absolu sur notre travail est une posture dangereuse. Ces « pièges mentaux » ferment notre esprit aux nouvelles idées et nous empêchent de développer notre réflexion et nos compétences.

Jennifer Garvey Berger, PDG de Cultivating Leadership, une entreprise néo-zélandaise de services-conseils en développement des organisations, a identifié cinq pièges mentaux contre lesquels elle propose autant d’antidotes pour déjouer la complexité et s’ouvrir à de nouveaux horizons.

S’entendre avec autrui au risque de se censurer

Quand on est d’accord avec quelqu’un, une poussée de dopamine nous traverse le corps. C’est une agréable sensation, que nous recherchons en établissant des relations avec des personnes avec qui nous nous entendons bien. Mais jusqu’à quel point notre bonne entente est-elle sincère? N’y a-t-il pas des sujets que nous éludons pour éviter le désaccord? « Si quelqu’un dit une chose avec laquelle on n’est pas d’accord, notre cerveau fait une gymnastique, à notre insu, pour changer notre vision et trouver le moyen d’être d’accord », dit Jennifer Garvey Berger.

En imagerie cérébrale, la douleur physique se manifeste comme la douleur mentale et, généralement, nous évitons de nous blesser pour ne pas avoir mal. Pour rester avec le groupe, pour garder nos amis et pour éviter la douleur sociale, nous changeons nos points de vue afin d’éviter un éventuel conflit.

Pourtant, dans un monde complexe, les choses ne sont jamais simples, et c’est le débat d’idées qui nous permet de progresser. Alors, il faut considérer le conflit à naître non pas comme un risque pour nos relations, mais comme un échafaudage pour bâtir une nouvelle relation (ou pour en approfondir une). En d’autres mots, la zone de désaccord représente une occasion d’explorer de nouvelles idées.

Avoir ou ne pas avoir raison

On aime et l'on a besoin d’avoir raison. Or, pour assouvir ce besoin, on est prêt à s’inventer le fait d’avoir raison ou à nier qu’on puisse avoir tort. « La certitude, avance Jennifer Garvey Berger, est une émotion et non le résultat d’un processus rationnel. C’est comme se dire qu’on est très bon; cela n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison ou non. »

Pour illustrer son propos, prenons l’exemple de Marc, qui développe un programme d’intégration des travailleurs immigrants dans son entreprise. Il en discute avec son supérieur et avec ses collègues, peaufine son programme et le présente en réunion. Autour de la table, tout le monde connaît le dossier et est prêt à donner son aval. Tout le monde sauf Hélène, qui n’a pas participé aux échanges préparatoires et qui émet une objection complètement passée sous le radar.

Marc pourrait alors se placer sur la défensive en restant sûr de lui et en éludant l’objection. Sa certitude d’avoir raison est un carcan mental qui l’empêche d’envisager de nouvelles réflexions.

Il pourrait en revanche faire preuve d’une certaine ouverture et reconnaître avoir manqué quelque chose, ce qui serait une meilleure attitude pour poursuivre la réflexion et améliorer son programme. Il pourrait même se montrer enthousiaste : « Merci, Hélène. Ça contredit six mois de travail, mais ça va m’aider à faire mieux! »

Avoir toujours raison dans un monde complexe relève de l’impossible. Jennifer Garvey Berger propose l’exercice d’identifier et d’examiner un aspect de notre vie sur lequel nous pensons avoir raison. Sur quoi se fonde notre impression d’avoir raison et surtout, où pourrions-nous être dans l’erreur? C’est la question à se poser pour ouvrir son esprit à d’autres possibilités.

Comment garder le contrôle dans la complexité?

Nous aimons naturellement être en contrôle de la situation. « Des études montrent que si vous avez la sensation d’être en contrôle, vous aimez davantage votre travail, vous êtes plus heureux, vous tombez moins souvent malade et vous vivez plus longtemps », énonce Jennifer Garvey Berger. Or, quand les tâches reliées à notre emploi deviennent complexes, il devient impossible de tout contrôler. « La solution est de penser au contrôle autrement. Au lieu de penser à contrôler, il faut penser aux conditions qui nous simplifient la vie et les rendre possibles », croit Jennifer Garvey Berger. Et pour cela, il faut créer un environnement qui permette à ces simples conditions d’émerger.

Prenons le cas de Suzanne, qui a été promue à un poste de gestion. En se retrouvant à la tête d’une petite équipe, elle a du jour au lendemain perdu un certain sentiment de contrôle sur ses livrables. Elle qui avait l’habitude de fignoler les moindres détails de ses dossiers, elle doit maintenant chapeauter plusieurs projets, gérés par différents membres de son équipe, qui ont tous leur personnalité propre et leur façon personnelle de travailler. Pour Suzanne, il n’est plus possible d’avoir la mainmise sur tous les livrables sans verser dans la microgestion. Aussi, elle doit accepter que les projets de son équipe soient menés différemment, en mettant toutefois en place certaines conditions simples : que chaque membre de son équipe lui fasse, chaque vendredi, une brève mise à jour du travail accompli durant la semaine et du travail à faire dans la semaine qui suivra. De cette façon, Suzanne garde une vue d’ensemble sur l’avancée des dossiers (ce qui la rassure) sans être constamment par-dessus l’épaule de chaque employé, ce qui serait contreproductif.

Au-delà de la première impression

Nous sommes friands d’histoires, de faits et d’anecdotes en tous genres que nous entendons et que nous racontons à notre tour. Nous avons toutefois tendance à n’en retenir que la surface, à rester sur une première impression sans chercher à approfondir les faits. Pensons simplement à notre collègue : nous savons sur quels dossiers il travaille, qu’il maîtrise Office 365, qu’il est habile pour diriger une réunion, etc. Par contre, nous ne savons pas qu’il joue aux échecs et qu’il écoute de la musique baroque. L’impression que nous avons de lui est forcément fragmentaire et elle nous empêche de voir en lui un éventuel partenaire aux échecs. « La trame narrative qu’on se raconte concernant les autres est un obstacle », prévient Jennifer Garvey Berger. C’est vrai aussi pour les événements : si un comité de direction critique abondamment notre projet de réorganisation du service, notre premier réflexe est de penser qu’il n’est pas accepté et que nous avons échoué. Mais si le comité a autant critiqué notre projet, c’est peut-être aussi parce qu’il était enthousiaste et excité par le projet.

Identité évolutive

Nous avons tous nos forces et nos capacités qui façonnent notre identité. Et nous révisons constamment notre identité pour avoir une bonne perception de nous-même. Voici un petit exercice d’introspection proposé par Jennifer Garvey Berger : quels sont les adjectifs avec lesquels nous aimerions être décrits par les autres et ceux dont nous n’aimerions pas être affublés? Par exemple, beaucoup de personnes préfèrent être dépeintes comme ouvertes et cultivées plutôt que comme arrogantes. Cette image que nous voulons projeter de nous-même nous donne satisfaction, mais nous prive aussi de qualités qui nous permettraient de progresser. « On bâtit notre identité sur des adjectifs, mais ils peuvent devenir des obstacles », dit Jennifer Garvey Berger. En somme, notre identité n’est pas figée dans le béton. Elle est en constant développement, à condition de nous questionner régulièrement sur la personne que nous voulons devenir.

La complexité nous rend la vie dure parce qu’au lieu de lui faire face, nous prenons le parti d’en faire abstraction. Mais elle ne va pas disparaître, alors autant la voir, dès aujourd’hui, comme la source d’un meilleur soi.


Valérie Levée

Source : Revue RH, volume 22, numéro Hors-série