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Comment les avancées technologiques affectent-elles les humains?

Le thème de ce numéro de la revue RH est la gestion des talents dans un contexte de transformation. Nous avons voulu connaître la perspective d’Éliane Bujold, boursière de la Fondation CRHA, sur ce sujet. Nous lui avons posé la question suivante : Comment les transformations du travail dues aux avancées technologiques affectent-elles les humains dans leur fonction et leur vie?
22 octobre 2018
Éliane Bujold

Le développement des nouvelles technologies de l’information et des communications, et les avancées en matière d’intelligence artificielle bouleversent le travail dans plusieurs de ses dimensions traditionnelles. Alors que les frontières spatiotemporelles du travail se brouillent et éclatent, de nouvelles dynamiques de production et de travail émergent. L’avènement de l’économie des plateformes, avec ses algorithmes et ses techniques contemporaines de gestion et d’organisation du travail, constitue l’une des nouvelles voies d’externalisation ouverte du travail (crowdworking). Bien que cette mutation du travail comporte certains risques (taylorisme 2.0, perte d’emplois, précarité) et témoigne de nouvelles possibilités de contrôle (gestion algorithmique), elle peut paradoxalement aussi constituer un terreau fertile pour des pratiques émergentes d’émancipation et entraîner des gains en productivité. En effet, autant en entreprise qu’au sein des plateformes numériques, les nouvelles technologies peuvent permettre aux travailleurs de développer des compédemaintences diversifiées, en plus d’accéder à une plus grande flexibilité leur permettant de concilier vie professionnelle et vie privée. Les nouvelles technologies ouvrent aussi de nouvelles voies de représentation collective (p. ex. : SMart) et des logiques économiques parallèles, dont le modèle des plateformes coopératives (platform cooperativism; Scholz et Schneider, 2017) qui est présenté comme une solution de rechange à l’actuelle « uberisation » de l’économie et du travail. Gérées démocratiquement par les travailleurs, ces plateformes s’inspirent des visées et valeurs originelles communes à l’Internet et à l’économie sociale afin de favoriser la création d’un écosystème numérique, plus responsable et durable.

Bien qu’il soit relativement difficile de prévoir la trajectoire future de ces avancées et la manière dont elles affecteront plus concrètement les travailleurs, il est toutefois possible de mieux les anticiper en orientant l’usage des technologies par l’emploi de différentes stratégies organisationnelles, institutionnelles et sociales. Après tout, les opportunités qu’offrent ces nouvelles potentialités issues du numérique dépendent plus largement de la conjoncture sociale, économique et politique dans lesquelles elles s’inscrivent – de la direction qu’on leur donne – que des technologies elles-mêmes.

Un récent rapport publié par France Stratégie au sujet de l’intelligence artificielle et du travail (mars 2018) mise sur le modèle des « organisations apprenantes » en tant que stratégie efficace et durable pour répondre aux transformations numériques. Cela permettrait entre autres aux entreprises d’assurer une transition progressive vers le numérique en misant, par exemple, sur la formation continue des travailleurs. Cette stratégie aurait pour effet de valoriser le développement de compétences transversales et transférables, et ainsi d’éviter la substitution des emplois par la technologie. Une autre stratégie s’incarne dans le nouveau mode d’organisation du travail axé sur les résultats, appelé méthode ROWE (Results Only Work Environment) ou « travail libéré », qui est actuellement très en vogue aux États-Unis et dont la particularité consiste à libérer le travail de ses frontières spatiotemporelles traditionnelles. Si cette stratégie fait miroiter une autonomie et une flexibilité presque totales aux travailleurs, elle nous rappelle aussi la nature paradoxale – à la fois émancipatrice et assujettissante – que peuvent porter les technologies lorsqu’elles sont déployées dans un monde du travail qui ne connaît plus de frontières. A-t-on envie de ne jamais travailler en travaillant toujours, partout et nulle part?


Éliane Bujold

Source : Revue RH, volume 21, numéro 4, octobre/novembre/décembre 2018