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Les neurosciences au service de l'apprentissage : susciter l’engagement en formation

Comment les neurosciences peuvent-elles aider à concevoir des programmes de formation plus optimaux qui amènent les employés à retenir plus longtemps ce qu’ils apprennent?
1 décembre 2017

Pour réduire leurs coûts de formation, bon nombre d’organisations se tournent actuellement vers des approches moins onéreuses telles que la formation à distance ou encore la formation assistée par ordinateur. Toutefois, l’efficacité de ces méthodes n’est pas encore assurée, car susciter et maintenir l’engagement de ses employés en cours de formation demeure le principal défi des organisations. Apprendre, surtout pour des adultes, requiert des efforts considérables et un grand niveau d’attention et de motivation. Et comme on le sait, une distraction est si vite arrivée avec les téléphones intelligents! Dans un tel contexte, comment les organisations peuvent-elles prévenir ces « décrochages », et surtout éviter d’investir des sommes considérables dans des formations qui ne leur rapporteront rien?

Cette préoccupation fait partie intégrante des travaux de recherche que nous menons. Au Tech3Lab, un laboratoire de HEC Montréal spécialisé en expérience utilisateur, nous tentons de mieux comprendre comment les utilisateurs peuvent apprendre à maîtriser plus rapidement et avec plus d’efficacité les technologies de l’information telles que des progiciels de gestion intégrés.

Plus spécifiquement, nous misons entre autres sur les neurosciences pour analyser, en cours de formation, les émotions ressenties par l’apprenant et ainsi mesurer avec précision son engagement cognitif, émotionnel et attentionnel. Cette approche nous distingue de la très grande majorité des chercheurs du domaine qui, pour leur part, utilisent surtout des mesures avant et après la formation pour évaluer les gains réalisés.

Mesurer l’émotion en temps réel

Pour mieux comprendre notre démarche, précisons qu’en matière d’émotions et de cognition, les êtres humains génèrent chaque heure l’équivalent de l’Encyclopædia Britannica. Autrement dit, la traduction des réactions neurophysiologiques suscitées par nos émotions et nos réactions cognitives au cours d’une seule heure représente environ un million de pages de texte, soit l’équivalent d’un gigaoctet en données. C’est dire à quel point les apprenants s’avèrent incapables de se souvenir en détail et avec exactitude de l’ensemble des problèmes et irritants rencontrés lors d’une formation lorsqu’on les passe en entrevue après une séance.

Toutefois, grâce à de grandes avancées en matière de technologies d’acquisition, de traitement de signaux et d’intelligence artificielle, nous pouvons désormais exploiter pleinement ce véritable gisement de données massives humaines. Soumises à des traitements statistiques appropriés, les données neurophysiologiques nous permettent alors de prédire avec une bonne fiabilité les émotions ressenties par un humain, et ce, au moment précis où elles se manifestent.

Pour ouvrir cette fenêtre sur l’inconscient humain, nous utilisons une panoplie d’outils allant de l’oculométrie aux mesures électrodermales, en passant par la mesure des expressions faciales et l’électroencéphalogramme.

Ces outils hautement performants nous aident à caractériser avec précision et sans intrusion l’expérience de formation en temps réel, dans le vif de l’interaction, avant que l’utilisateur n’ait le temps de la rationaliser ou encore de la relativiser, et ce, pour saisir chaque parcelle de ce qui se passe et lire les émotions qui surgissent devant l’interface technologique.

Ainsi, en étudiant de près les réactions neurophysiologiques d’apprenants en contexte de formation, nous pouvons rapidement apporter les correctifs qui s’imposent, soit en modifiant les méthodes de formation ou en adaptant les interfaces. Mais au-delà d’un correctif ponctuel, ces résultats de recherche nous permettent surtout d’en apprendre davantage sur les meilleures pratiques à adopter pour créer des contextes de formation plus optimaux. Ces constats sont riches en enseignements. Nous souhaitons qu’ils puissent contribuer à enrichir les formations destinées aux employés et à accroître leur engagement.

Quantité d’informations neurophysiologiques générées en 1 heure par une personne :

  • 1 gigaoctet
  • L’équivalent de 1 million de pages de texte
  • L’équivalent de l’Encyclopædia Britannica!

Principales leçons tirées de ces travaux

Privilégier les compétences plutôt que les connaissances. Dans un contexte d’apprentissage des technologies de l’information, les apprenants reçoivent généralement un cahier de formation assez volumineux par lequel ils passeront en revue les différentes fonctionnalités du logiciel enseigné. Après deux ou trois jours, ils retourneront au travail, le cerveau rempli de nouvelles connaissances, mais la plupart du temps non assimilées. Leur impression : avoir « flippé » des pages pendant plusieurs heures et n’avoir rien retenu.

À ce chapitre, nous estimons que pour obtenir de meilleurs résultats, les organisations auraient intérêt à miser davantage sur des formations axées sur l’approche par résolution de problèmes. Dans cette foulée, nous avons développé avec nos collaborateurs le jeu sérieux ERPsim. Destinée à l’apprentissage du progiciel de gestion intégré de SAP, cette application est maintenant utilisée dans plus de 250 universités à travers le monde et par de très nombreuses organisations pour la formation des utilisateurs. Ce jeu a été conçu en s’inspirant des plus récentes recherches en sciences de l’éducation et en neurosciences.

Contrairement aux formations plus traditionnelles qui visent l’acquisition de connaissances, ERPsim place l’apprenant en situation à la fois réaliste et complexe. Dans ce contexte d’apprentissage actif, il sera invité à solutionner différents problèmes par le biais de mises en situation. Sans enseignement préalable et directement plongé dans le feu de l’action, l’apprenant explorera ainsi diverses fonctionnalités de la nouvelle application et réalisera qu’il peut en comprendre le fonctionnement par lui-même. Au terme de ces formations, nos recherches montrent que les apprenants formés par des jeux sérieux comme ERPsim sont plus enclins à résoudre des problèmes complexes, similaires à ceux qu’ils seront appelés à rencontrer dans leur milieu travail, et se sentent beaucoup plus confiants d’y parvenir. Ils ont acquis des clés pour résoudre des problèmes par eux-mêmes et ils sentent qu’ils seront capables de se débrouiller de la sorte dans le futur. Développer ce sentiment de compétence devient donc tout aussi important que l’acquisition de savoirs techniques. Il constitue d’ailleurs un élément clé dans l’apprentissage actif.

Par ailleurs, d’autres collaborateurs ont également montré que trois mois après avoir suivi une formation basée sur la résolution de problèmes, ce sentiment de compétence avait non seulement perduré, mais les candidats s’étaient aussi montrés plus ouverts au changement organisationnel qui a nécessité une transformation technologique.

Ne pas négliger la richesse du média. Dans une optique de réduction de coûts en formation à distance, nous cherchons actuellement à évaluer s’il vaut vraiment la peine d’investir des sommes importantes dans le développement de contenus plus riches sur le plan multimédia, ou si des formules moins coûteuses, telles que la simple captation vidéo d’un professeur donnant un cours en classe, pourraient donner les mêmes résultats.

Comme terrain d’expérimentation, nous utilisons EduLib, une plateforme développée à HEC Montréal qui propose des cours universitaires gratuits en ligne (MOOC). Au moyen d’encéphalogrammes et de mesures du système nerveux autonome, nous avons évalué le niveau d’engagement cognitif et émotionnel des apprenants visionnant deux versions d’un même contenu enseigné par le même professeur. L’une avait été enrichie sur le plan infographique par une équipe de technopédagogues, l’autre présentait une captation vidéo de base dans une classe.

Selon nos résultats préliminaires, un média plus riche susciterait non seulement un meilleur engagement cognitif et émotionnel en contexte de formation à distance, mais cet effet perdurerait dans le temps, ce qui laisse supposer que cet investissement serait justifié. Sans les neurosciences, nous ne pourrions pas comprendre aussi finement ce phénomène. Ces conclusions nous encouragent à pousser encore plus loin nos recherches.

Éviter que les experts perdent leurs moyens. Comment amener des novices à devenir des experts? Comment le cerveau évolue-t-il lorsque l’expertise s’accroît? Voilà une autre de nos préoccupations de recherche.

Pour expliquer ce phénomène, nous utilisons régulièrement cette allégorie : les Montréalais sont tous des experts lorsqu’il s’agit de conduire dans leur ville. Toutefois, ils deviennent subitement des novices lorsqu’ils doivent circuler à New York. À Montréal, ils savent exactement sur quels stimuli s’appuyer pour prendre les meilleures décisions. En terrain inconnu, ils plongeront toutefois dans un état psychologique beaucoup plus vigilant, voire vulnérable.

Ainsi, les études nous apprennent que face à une situation inconnue, le novice risque d’être submergé par son stress et ne plus rien apprendre. Son niveau d’attention va plafonner et il ne parviendra plus à mobiliser ses ressources pour pouvoir détecter quels stimuli il doit prendre en considération. Tout devient pour lui important, de sorte qu’il n’arrive plus à prioriser ses actions. A contrario, en situation inconnue, un expert sera capable de reconnaître les stimuli auxquels il doit accorder de l’importance pour une meilleure prise de décision. Il va constater l’événement et mobiliser ses ressources cognitives et émotionnelles afin de résoudre le problème. C’est ce qui distingue un novice d’un expert.

Dans un contexte de changement technologique, ces résultats supposent que les organisations doivent rapidement mettre en place des programmes de formation pour favoriser l’émergence de nouveaux automatismes chez leurs employés afin d’éviter le développement de mauvaises attitudes face au nouvel environnement de travail. À ce chapitre, nos expérimentations révèlent que le niveau de charge cognitive et d’inconfort est très élevé lors des premiers essais et qu’il tend à s’estomper relativement rapidement. Plus précisément, nos recherches nous apprennent que les utilisateurs doivent réaliser au moins trois fois un scénario dans une nouvelle application avant d’atteindre le même niveau d’aisance qu’auparavant et retrouver leurs moyens.

Supprimer les radis des interfaces! Plusieurs de nos projets visent à mesurer le rôle de l’expérience utilisateur dans la persévérance des apprenants. L’expérience utilisateur, ou UX, est la formulation savante pour définir la perception et la réponse d’un individu, tant affective que cognitive, résultant de son utilisation ou de l’anticipation de son utilisation d’une application.

Pour ce faire, nous nous sommes notamment inspirés des travaux du psychologue américain Roy Baumeister. Pour l’une de ses expérimentations, des enfants étaient amenés à résoudre un problème de mathématique insoluble. Un premier groupe d’élèves devait manger un biscuit au chocolat avant d’entreprendre l’exercice alors que le second devait manger des radis. Résultat : les enfants qui avaient mangé des radis ont persévéré bien moins longtemps que les autres.

Nous sommes donc partis de ce constat pour mesurer l’expérience utilisateur d’enfants soumis à l’essai de deux applications comportant exactement le même degré de complexité mathématique. Nous cherchions ici à évaluer leur niveau d’engagement cognitif face à ces deux logiciels de formation sur tablette. Grâce à la dilatation de la pupille qui fournit des indications quant au niveau de difficulté dans l’apprentissage, nous avons pu déterminer, par le biais de l’oculométrie, quelle application était plus facile à utiliser que l’autre et quels passages donnaient plus de fil à retordre aux élèves. Notre objectif étant ici de réussir à créer des applications qui soient à la fois objectivement plus faciles à utiliser et qui suscitent une émotion positive qui encourage les utilisateurs à les utiliser et réutiliser.

Les résultats de ces travaux montrent que la facilité d’utilisation d’une application joue un rôle capital dans l’engagement en formation. Par extrapolation, nous pouvons donc supposer que si les concepteurs de logiciels réussissaient à supprimer les « radis » (embûches inutiles) de leurs interfaces, les entreprises tireraient un bien meilleur profit des formations qu’elles proposent à leurs employés. L’expérience utilisateur n’est donc pas à négliger, et nous considérons que cette recommandation vaut tout autant pour la création de curriculums de formation destinés aux experts en technologies.

Un juste dosage. Ainsi, grâce aux neurosciences, nous avons démontré que les scénarios de formation orientés vers un apprentissage actif créent un état neurophysiologique qui suscite davantage l’engagement cognitif et émotionnel. Nous avons aussi appris que les formations doivent favoriser le développement de compétences et non pas juste être axées sur le savoir. Nous savons également que l’approche par résolution de problèmes a un impact direct sur la persévérance des apprenants à poursuivre la formation et leur sentiment d’être outillés pour pouvoir, par la suite, exploiter le plein potentiel d’une application.

Mais nous n’avons pas fini d’apprendre. Loin de là.

Pour l’heure, l’oculométrie sert principalement à mesurer en laboratoire le niveau de charge cognitive des apprenants (dilatation de la pupille) afin d’améliorer par la suite les interfaces, mais il n’est pas impossible de croire – et nos résultats le suggèrent fortement – que cette technologie pourrait nous ouvrir un monde de possibilités dans le secteur de la formation.

En raison de leur coût plus abordable, plusieurs fabricants travaillent d’ailleurs déjà à l’intégration d’oculomètres dans leurs futures générations d’ordinateurs portables destinés au grand public. Dans cette mouvance, plusieurs logiciels que nous utilisons en recherche pour la détection des émotions faciales deviendront aussi bientôt disponibles pour tous.

Il est donc tout à fait possible d’imaginer l’émergence éventuelle d’interfaces autoadaptatives capables de détecter en temps réel la charge cognitive d’un apprenant, sa perte d’attention, ou une forte émotion négative, afin d’ajuster sur-lechamp son approche/fonctionnement. Ainsi, nous envisageons que d’ici quelques années, les organisations pourront offrir des formations plus personnalisées et mieux adaptées aux rythmes et aux habiletés de leurs employés.

Imaginons tout le potentiel des technologies lorsque nos appareils atteindront ce niveau d’intelligence!


Références bibliographiques

  • LÉGER, Pierre-Majorique (2017, juin). Et si vous connaissiez les émotions de vos utilisateurs? [Vidéo en ligne]. TEDxMontreal.
  • « Les neurosciences au service de la gestion » (2015, été) (dossier spécial). Gestion, vol. 40, no 2, p. 50-86.
  • LÉGER, P.-M., Rield R., vom Brocke, J. (2014). « Emotions and ERP Information Sourcing. The Moderating Rôle of Expertise », Industrial Management & Data Systems, vol. 114, no 3, p. 456-471.
  • LÉGER, P.-M., Davis, F. D., Cronan, T. P. (2014, mai). « Neurophysiological Correlates of Cognitive Absorption in an Enactive Training Context », Computers in Human Behavior, vol. 34, p. 273-283.
  • CHARLAND, P., Léger, P.-M., Sénécal, S., Courtemanche, F., Mercier, J., Skelling, Y. et al. (2015). « Assessing the Multiple Dimensions of Engagement to Characterize Learning. A Neurophysiological Perspective », Journal of Visualized Experiments (101), e52627.
  • EduLib : https://cours.edulib.org/

Source : Revue RH, volume 20, numéro Hors-série