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Propriété intellectuelle : à qui appartient l’invention réalisée en milieu de travail?

Afin d’assurer leur pérennité, de nombreuses entreprises adoptent un style de gestion participatif visant à encourager les employés de tout niveau à prendre des initiatives et à communiquer leurs idées pour améliorer les façons de faire.

20 décembre 2010
Robert-Emmanuel Boyd, CRIA | Charles Caza, CRIA

Mais qu’arrive-t-il si un employé a une idée géniale ou encore invente un produit qui pourrait donner à l’entreprise un véritable avantage sur ses concurrents? Les intérêts de l’entreprise sont-ils bien protégés? L’employé pourrait-il revendiquer la propriété de «son» invention et quitter l’entreprise afin d’en faire profiter son principal concurrent?

Voici un exemple… Un mécanicien industriel affecté depuis de nombreuses années à l’entretien d’une machine sur une chaîne de production constate que cette machine pourrait faire l’objet de certaines modifications afin d’améliorer les temps de production. Il dresse, en dehors de son travail, un plan des modifications qui pourraient être apportées.

Après y avoir consacré de nombreuses heures non rémunérées, il soumet son projet au responsable de l’usine. Celui-ci accepte que l’on procède aux modifications proposées. Le propriétaire de l’entreprise constate avec joie une amélioration de 40 % des temps de production. Il s’empresse alors d’entreprendre des démarches afin de breveter cette amélioration. À sa grande stupéfaction, le mécanicien industriel l’avise par l’entremise de son avocat qu’il revendique la propriété de l’invention qu’il a conçue pendant son temps personnel et qu’il a l’intention d’obtenir un brevet à son nom.

L’employeur doit-il s’inquiéter? Le mécanicien est-il réellement fondé de revendiquer la propriété de l’invention? Que se passera-t-il s’il quitte l’entreprise au profit d’un concurrent? À qui revient la propriété intellectuelle des inventions en milieu de travail en l’absence de dispositions contractuelles précisant les droits et obligations de l’employé et de l’employeur?

Propriété de l’invention dans le cadre de la relation d’emploi : une affaire de circonstances
Selon une croyance bien répandue, l’employeur serait toujours en droit de revendiquer l’invention réalisée par un employé dans le cadre de la relation d’emploi. En effet, en contrepartie de la rémunération qu’il verse à l’employé, l’employeur serait normalement en droit de bénéficier de tous les fruits de son travail.

En ce qui concerne les produits réalisés par l’employé dans le cadre de son emploi, qu’il s’agisse de biens matériels, de documents électroniques ou d’informations contenues sur tout autre support, cette règle ne saurait être remise en question. Ainsi, les fruits du travail appartiennent normalement à l’employeur et demeurent toujours sa propriété, sauf une disposition à l’effet contraire.

Or, dans le cas d’une invention ou d’un nouveau concept résultant du travail de l’employé, la situation n’est pas aussi simple. Il existe alors certaines situations où l’employé pourrait revendiquer le statut d’inventeur et se voir reconnaître la propriété de son invention.

En effet, en matière de propriété intellectuelle, la Loi prévoit que le brevet d’invention peut être accordé à l’inventeur, à son représentant légal ou encore à un tiers à qui l’inventeur a cédé par écrit son droit de l’obtenir. Quant à la question de la propriété de l’invention dans le cadre de la relation d’emploi, la Loi est silencieuse. L’employé à l’origine de l’invention peut-il revendiquer le statut d’inventeur et obtenir un brevet en son nom personnel? L’employeur ne devrait-il pas être le seul bénéficiaire des résultats du travail pour lequel l’employé est rémunéré?

Compte tenu du silence du législateur, il est nécessaire de s’en remettre aux critères élaborés par les tribunaux afin de bien cerner qui de l’employeur ou de l’employé peut revendiquer la propriété de l’invention.

La question de la propriété d’une invention réalisée par un employé a été analysée à l’origine par les tribunaux de droit anglais. Certains attribuaient à l’employeur la propriété de l’invention réalisée par l’employé, alors que d’autres préféraient rendre jugement en faveur de l’employé, sauf s’il existait une disposition contractuelle à l’effet contraire.

Au début des années 1990, un tribunal canadien a abordé en profondeur la question de la propriété de l’invention dans le cadre de la relation d’emploi. Une série de critères ont alors été élaborés afin de tenter de répondre à l’épineuse question de la propriété de l’invention pouvant opposer l’employeur et l’employé.

Ainsi, afin d’établir si un employé est bien fondé de réclamer la propriété d’une invention, les règles suivantes ont été énoncées :

  • la seule existence du lien d’emploi ne peut empêcher l’employé de revendiquer la propriété d’une invention, et ce, quand bien même l’employé l’aurait réalisée durant ses heures de travail, avec l’aide de ses collègues et en employant le matériel de l’employeur, et quand bien même il aurait permis à son employeur d’utiliser l’invention pendant qu’il travaillait pour lui;
     
  • il existe cependant deux exceptions pouvant empêcher un employé de revendiquer la propriété d’une telle invention réalisée dans le cadre de son emploi :
    - une disposition contractuelle à l’effet contraire;
    - le cas où l’employé aurait été embauché expressément pour faire des inventions ou des innovations.

Ces règles générales illustrent d’abord l’importance pour les employeurs d’incorporer dans un contrat de travail une clause dans laquelle l’employé s’engage à céder à l’employeur tous ses droits de propriété dans les concepts, inventions ou autres innovations pouvant survenir.

En l’absence d’une telle clause, il faudra normalement déterminer si l’employé a été embauché dans le but de réaliser des inventions. À cet effet, selon la jurisprudence applicable, il faudra tenir compte de la nature et du contexte de la relation d’emploi, notamment en analysant les huit facteurs suivants…

  • L’employé a-t-il été recruté précisément en qualité d’inventeur? Dans un tel cas, l’employé pourrait être présumé avoir cédé ses droits à l’employeur qui le rémunère spécifiquement afin de réaliser des inventions (ex. : chercheur, programmeur ou ingénieur embauché afin d’élaborer de nouveaux concepts).
     
  • L’employé avait-il, au moment de son recrutement, déjà fait des inventions? Il s’agit là d’une indication selon laquelle l’employeur embauchait l’employé pour ses talents d’inventeur afin qu’il conçoive de telles inventions.
     
  • L’employeur offrait-il un régime d’encouragement à la mise au point de nouveaux produits? Un régime mis en place par l’employeur afin d’encourager les employés à développer de nouveaux produits (ex. : boni) peut constituer une autre indication selon laquelle l’employeur les rémunère spécifiquement afin qu’ils réalisent des inventions.
     
  • La conduite de l’employé, après qu’il eut réalisé l’invention, laisse-t-elle supposer que l’employeur avait le droit de propriété? Si l’employé invente un nouveau produit ou une nouvelle méthode de travail et permet à l’employeur d’en bénéficier pendant un certain temps, cela pourrait indiquer qu’il a implicitement cédé à l’employeur ses droits dans l’invention.
     
  • L’invention résulte-t-elle du problème que l’employé avait reçu l’ordre de résoudre, c’est-à-dire avait-il pour fonction de faire des inventions? Si la réalisation fait partie intégrante des tâches de l’employé, la propriété des inventions devrait normalement revenir à l’employeur qui le rémunère pour cet aspect de son travail.
     
  • L’invention de l’employé découle-t-elle des consultations habituelles dans l’entreprise, c’est-à-dire a-t-il demandé de l’aide? Lorsque l’invention est faite par un employé avec l’aide de ses collègues et/ou avec les ressources de l’entreprise, il pourrait être présumé que l’invention appartient à l’employeur.
     
  • L’employé avait-il accès à des renseignements secrets ou à des travaux confidentiels? L’employé qui conçoit une invention en utilisant les renseignements confidentiels ou secrets de commerce appartenant à l’employeur doit s’attendre à ce que la propriété de l’invention soit attribuée à l’employeur. En effet, l’employé ne pourrait revendiquer la propriété d’une invention pour son bénéfice personnel alors qu’il l’a réalisée en utilisant les renseignements confidentiels auxquels il avait accès. Une telle façon de faire contreviendrait normalement à son obligation de loyauté et à son obligation de respecter la confidentialité.
     
  • L’interdiction d’utiliser ses idées à son propre profit faisait-elle partie des conditions de son contrat de travail? L’employé dont le contrat de travail prévoit qu’il doit consacrer tout son temps, ses idées, ses compétences, ses ressources et son énergie à l’accomplissement de ses fonctions pourra difficilement revendiquer la propriété d’une invention qu’il a réalisée pendant son temps de travail ou même en dehors de ses heures de travail, mais en utilisant les ressources mises à sa disposition par l’entreprise.
Rien ne vaut une protection contractuelle
Les critères développés dans la jurisprudence pourront certes constituer de bons indicateurs afin d’établir qui de l’employé ou de l’employeur peut revendiquer la propriété d’une invention. Il va sans dire cependant qu’en raison de l’enjeu lié à la détermination du propriétaire d’une invention, une telle question risquera souvent de mener à un long et coûteux débat devant le tribunal.

Toute entreprise dont les employés sont susceptibles de concevoir de nouveaux produits ou d’améliorer les méthodes de travail devrait donc songer à incorporer dans les contrats de travail une clause lui assurant une protection adéquate de ses intérêts. Le contrat de travail devrait notamment prévoir :

  • une description non limitative des éléments pouvant constituer des renseignements confidentiels et des secrets commerciaux;
  • l’obligation de l’employé de ne pas utiliser les renseignements confidentiels à des fins personnelles ou à toute autre fin que son travail;
  • l’obligation de l’employé de consacrer tout son temps, ses idées, ses compétences, ses ressources et son énergie à l’accomplissement de ses fonctions;
  • la mention selon laquelle chaque concept, méthode, produit, création, invention ou innovation élaborés par l’employé pendant la relation d’emploi et en lien avec les activités de l’entreprise constitue la propriété exclusive de l’employeur;
  • la mention selon laquelle l’employé s’engage à collaborer avec l’employeur, pendant et après la fin de son emploi, dans toute démarche visant à assurer à l’employeur la propriété des produits ou idées développées pendant la relation d’emploi (demande de brevets, litiges devant les tribunaux, etc.).

En définitive, compte tenu du silence du législateur et de la nécessité de procéder à une analyse au cas par cas en se référant aux critères élaborés par les tribunaux, il est impératif pour toute entreprise, et particulièrement pour celle où l’innovation fait partie intégrante de ses activités, d’incorporer dans les contrats de travail de ses employés une clause lui assurant la propriété des idées, concepts, produits créés par ceux-ci.

À cet effet, il est approprié de consulter un conseiller juridique afin de s’assurer que la protection contractuelle est adéquate, compte tenu de la nature des activités de l’entreprise et du droit applicable.

Charles Caza, CRIA, associé, et Robert E. Boyd, CRIA, avocat au sein de l’équipe de droit du travail et de l’emploi, Dunton Rainville

Source : Effectif, volume 13, numéro 5, novembre/décembre 2010.


Robert-Emmanuel Boyd, CRIA Avocat Cain Lamarre, s.e.n.c.r.l.
Me Robert E. Boyd, CRIA, exerce exclusivement en droit du travail et de l'emploi depuis 9 ans. Il favorise une approche pragmatique des relations de travail afin de proposer des solutions concrètes visant à résoudre des situations complexes et ainsi éviter des litiges lorsque le contexte s'y prête. Me Boyd conseille et assiste sa clientèle dans tous les domaines du droit du travail et de l'emploi, y compris les pratiques d'embauche, la gestion du rendement, les régimes de retraite, la santé et la sécurité du travail, les normes du travail, les droits de la personne, les cessations d'emploi et le harcèlement au travail. Me Boyd défend également les intérêts des employeurs dans le cadre de demandes d’accréditation syndicale, de poursuites pour congédiement, de plaintes de harcèlement, de demandes d'indemnité pour accident du travail ou encore en matière d’arbitrage de griefs. Il a publié de nombreux articles sur les récents développements en droit du travail et agit régulièrement comme conférenciers.

Author
Charles Caza, CRIA Avocat en droit du travail et de l'emploi Astell Caza De Sua