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Les dessous d’une formation en ligne

Plusieurs centaines de millions de dollars gaspillés sont imputés à l’inefficacité des formations. Au-delà de son caractère spectaculaire, ce chiffre astronomique présente un intérêt : il apporte un peu de lumière sur les difficultés auxquelles est confronté tout professionnel soucieux de produire des formations significatives, engageantes et efficaces.

6 décembre 2015
Jean-Philippe Bradette, CRHA

Dure réalité

Concevoir une formation de qualité est une tâche complexe pour le concepteur, son client, les experts et, au bout du compte, les apprenants. Le concepteur doit connaître les mécanismes cognitifs concernés par l’apprentissage et la mémorisation, tout en tenant compte du fait que le monde du travail a largement changé et que les technologies utilisées pour diffuser l’apprentissage sont en constante évolution. Du côté des clients aussi, les défis sont nombreux, comme le rappelle Patrick Roy, superviseur général de la formation au Nunavut pour Mines Agnico Eagle ltée. « Avant de penser à la formation en ligne, nous avons dû effectuer beaucoup de travail afin de bien définir nos enjeux et nos besoins face à notre réalité particulière. Il était essentiel pour nous de nous impliquer, car, au final, les responsables de la qualité de la formation auprès de l’organisation, des gestionnaires et des apprenants, c’est nous. » Quant aux apprenants, ils sont bien souvent consultés en fin de conception, sans garantie que la solution proposée sera compatible avec leur développement professionnel ou leur mode de vie… Pour complexifier l’équation, certaines inconnues, pourtant indispensables au succès de la formation, demeurent. En effet, pour qu’une formation réponde aux besoins de l’apprenant et aux objectifs de l’organisation, une combinaison de moyens est nécessaire, par exemple le mode de diffusion, la gestion du changement qui l’accompagne et la possibilité pour l’apprenant de mettre rapidement en pratique ses nouvelles habiletés ; autant d’aspects qui sont des variables bien souvent hors du contrôle du concepteur.

Virage technologique au cœur de l’Arctique

Le secteur minier a brisé les conventions, avec le projet de Mines Agnico Eagle ltée, en jouant la carte de l’innovation par les technologies pour répondre aux défis de la formation des nouveaux travailleurs de sa division nordique Meadowbank.

Malgré un investissement annuel important dans la formation des travailleurs de sa mine Meadowbank, au Nunavut, Agnico Eagle n’atteignait pas ses objectifs, principalement en raison d’un manque de formation propre à la tâche. Dans ce contexte singulier, où le public cible est constitué à 31 % d’Inuits, Agnico Eagle devait garantir un environnement d'apprentissage adapté à tous ses travailleurs. C’était un défi de taille, vu la forte diversité au sein de ses employés et la difficulté d’accès à la technologie requise pour la formation sur le territoire du Nunavut. De mai à décembre 2013, l’entreprise a donc développé en partenariat avec Ellicom un programme de formation en ligne. Le projet, plusieurs fois récompensé, inclut l’implantation d’un système de gestion des apprentissages et le développement de six capsules de formation en ligne. Il rend possible la formation de 650 nouveaux travailleurs chaque année partout au Canada, et ce, avant même leur arrivée sur le site de Meadowbank.

2 M$ d’économies annuelles

Un tel projet est tout simplement hors du commun dans le domaine minier. Puisque les installations minières ont une durée de vie circonscrite dans le temps, il est courant pour cette industrie de restreindre l'investissement dans les stratégies de formation à long terme. Agnico Eagle a donc su se démarquer dans un secteur d’activité conservateur où les technologies de l’information sont peu présentes.

Ce virage technologique majeur et l’augmentation du nombre d’heures de formation spécifiques à la tâche permettent chaque année à Agnico Eagle d’économiser près de deux millions de dollars, de faciliter le processus d’accueil et d’intégration de ses employés, et de s’assurer d’avoir une main-d’œuvre plus qualifiée.

Concevoir, c’est codévelopper

La conception d’une formation est un processus où s’enchaînent globalement trois phases : une analyse des besoins de la formation et des technologies requises à sa mise en œuvre, une phase de conception appliquée, puis une phase de production et d’implantation de la solution. Toutefois, ce processus est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est parsemé de multiples rebondissements qui nécessitent une grande agilité de la part du concepteur comme de son client. « Un gestionnaire qui ne comprend pas le processus de conception d’une formation risque d’être confronté à des obstacles en cours de processus et à des dépassements de coûts, explique Patrick Roy. De plus, une bonne compréhension des étapes à suivre nous permet de bien transmettre notre vision et de nous assurer que les solutions proposées sont alignées sur nos enjeux, notre contexte et les besoins des apprenants. »

La conception d’une formation est un processus commun au concepteur et à son client. Leur relation est donc primordiale. C’est ce partenariat qui permet de définir parfaitement ce dont les apprenants ont besoin, vers quel type de solution s’orienter et comment mesurer l’acquisition des connaissances. « D’ailleurs, ajoute Patrick Roy, il a été nécessaire d’adapter le processus de conception à la réalité de notre entreprise », dont le projet de formation a nécessité un rythme très précis, puisque 14 jours de travail sont habituellement suivis de 14 jours de pause au Nunavut.

La clé : l'analyse

Entrevoir la formation sous l’angle d’une logique partenariale, c’est aussi conserver la capacité de proposer une autre solution que celle imaginée par le client. Pour Patrick Roy, c’est fondamental : « Au début, on arrivait avec nos sketchs et notre vision. Ce dont nous avons profité, et qui me semble impératif, c’est d’être challengé dans nos idées. Nous avons bénéficié d’une écoute attentive en lien avec nos objectifs et le contexte très particulier de nos apprenants (voir encadré). Aussi, l’approche qui nous a été présentée a bonifié notre vision plutôt que de nous en imposer une nouvelle. »

La relation avec l’apprenant s’avère tout aussi essentielle au succès d’une formation. « Chez Mines Agnico Eagle ltée, les employés proviennent de milieux variés avec des expériences professionnelles et personnelles différentes affirme Patrick Roy. Le défi, c’est de répondre aux attentes d’apprenants aux connaissances et aux habiletés technologiques très différents. » Pour bien comprendre la réalité des apprenants, les concepteurs pédagogiques ont dû faire le voyage jusqu’au Nunavut.

Succès multifactoriel

Dans une expérience de conception pédagogique réussie, rien n’est improvisé. Il faut prévoir dès le début le mode d’évaluation des apprenants et le type de données résultant de la formation. Cet exercice peut paraître hâtif en début de projet, mais il est essentiel pour pouvoir juger de l’efficacité de la formation à l’aide de données probantes et d’indicateurs de performance précis. Toutefois, même si tous ces paramètres étaient considérés, les écueils pourraient être nombreux en cours de conception. « Une de nos erreurs, pendant un temps, a été de placer trop d’intervenants entre le concepteur et le processus : entre nos experts de contenu, les gestionnaires et les coordonnateurs, cela faisait beaucoup de monde… Il vaut mieux maintenir un seul point de contact et s’assurer qu’il est en phase avec les attentes des apprenants et de l’organisation », indique Patrick Roy.

Incompréhension des limites d’une technologie, instabilité du contenu de la formation, budget inadapté aux solutions à développer, les exemples d’écueils possibles sont légion. Et même avec la meilleure formation du monde, un mauvais déploiement ou une gestion du changement inadaptée peut encore compromettre les chances de succès. Mais cette équation pour produire des expériences de formation significatives et engageantes est loin d’être insoluble. Elle nécessite de ne jamais perdre de vue les contraintes inhérentes à la conception de la formation, qu’elles soient exercées par le concepteur, l’organisation ou ses apprenants.

La science en renfort

Du côté du concepteur, l’ensemble des considérations pour mener une formation vers le succès doit, en toile de fond, intégrer les dernières découvertes en neuropédagogie en matière de processus biologiques impliqués dans l’apprentissage. Concrètement, cela se traduit par une nécessaire implication de l’apprenant, car le cerveau assimile mieux de nouvelles connaissances lorsque l'individu est dans une posture active. De même, l’expérience de formation doit être significative et recourir à des processus agiles, adaptés à la réalité de l’apprenant et susceptibles de susciter chez lui une émotion. Enfin, l’apprenant doit bénéficier de rétroactions immédiates. En effet, plus le retour est proche dans le temps, plus l’action corrective est efficace. C’est à ces conditions que le concepteur, en partenariat avec son client et ses experts, pourra offrir des expériences de formation qui auront un impact concret et mesurable. Plutôt qu’une pilule miracle, la formation en ligne constituera alors un élément essentiel d’une solution plus globale aux besoins de l’organisation et de ses apprenants. Enfin, dans un monde où tout va de plus en plus vite, il faut retenir qu’apprendre prend du temps, créer une formation efficace prend du temps. C’est un investissement à haute valeur ajoutée. Vive le slow learning!

Jean-Philippe Bradette, CRHA, CTDP, vice-président, stratégies de formation, Ellicom

Source : Effectif, volume 18, numéro 5, novembre/décembre 2015.


Jean-Philippe Bradette, CRHA