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L’importance accrue de la créativité au sein des entreprises contemporaines

Au cours des dernières années, d’importants rapports ont attiré l’attention sur l’émergence de l’économie créative et sur son impact majeur sur le développement économique et la croissance.

30 octobre 2011
Patrick Cohendet et Laurent Simon

Ces rapports ont été produits aussi bien par des organisations internationales (ONU, OCDE) que par des pays (Grande-Bretagne, Italie, Nouvelle-Zélande, Australie, etc.), voire des régions (Ontario, Euskadi, Wallonie, etc.) ou des villes (Montréal, Toronto, New York, Londres, Amsterdam, etc.).

Ces rapports situent les activités créatives à « l’interface de la science, de la technologie, de la culture, et de l’art, en insistant sur leur potentiel de production de croissance, de richesses et d’emplois à travers la création, la circulation et la combinaison de capital intellectuel, en promouvant en même temps l’intégration sociale, la diversité culturelle et le développement humain ».

Certaines industries, dites « industries créatives », dont les logiques d’affaires et les dynamiques de production sont fondées sur les démarches de création et de conception sont naturellement au cœur de l’économie créative. Elles représentent une quinzaine de secteurs (architecture, logiciels, arts de la scène, musique, jeux vidéo, cinéma, etc.) qui « ont leur origine dans la créativité, les compétences et le talent et qui ont un potentiel de richesses et de création d’emplois grâce à la génération et l’exploitation de la propriété intellectuelle » (DCMS 2001, p. 4). Comme le démontre Howkins, les industries créatives commencent à peser très lourd sur le plan mondial (en moyenne 10 % à 15 % du PNB). Selon l’ONU, depuis le début des années 1990, leur taux de croissance est le quadruple de celui des industries manufacturières.

Ces rapports soulignent avec force que le développement de l’économie créative ne se restreint pas aux seules industries créatives : l’importance du management de la créativité concerne aujourd’hui tous les secteurs sans exception. Un rapport des plus éclairant a été réalisé l’an dernier par IBM auprès de près de sept cents responsables des ressources humaines dans des entreprises de tous secteurs de soixante et un pays (« Capitalizing on complexity », 2010 IBM Global CEO Study). Cette étude montre que le management de la créativité est devenu un impératif incontournable pour les dirigeants d’entreprise. Cette situation soulève des enjeux considérables en termes d’acquisition et de partage des connaissances, de développement des capacités créatives individuelles, collectives et organisationnelles et de gestion des talents créatifs. « Nous n’avons pas le choix », disent en substance les responsables interrogés. L’environnement compétitif pousse à innover de manière permanente et à faire preuve de créativité dans tous les domaines, aussi bien dans la technologie et dans la gestion des processus que dans les modèles d’affaires. Mais aussi parce que la nouvelle génération de talents qui entre sur le marché de l’emploi – génération Y et suivante – aspire profondément à s’inscrire dans un milieu de travail ouvert à l’expression de la créativité. Si tel n’est pas le cas, ces personnes de talent n’hésitent plus à changer d’entreprise pour trouver des conditions plus favorables à l’épanouissement de leur créativité.

Nouveaux enjeux, nouveaux dirigeants
Selon l’étude IBM, les impératifs principaux pour les responsables des ressources humaines sont les suivants : recruter et valoriser dans l’entreprise des leaders créatifs capables de prendre des décisions rapides dans des environnements complexes; développer une véritable culture de la créativité pour s’attacher les meilleurs jeunes talents; mobiliser l’ensemble des équipes pour trouver des solutions flexibles et tirer parti de la diversité; développer à tous les niveaux l’intelligence collective et capitaliser sur cette intelligence collective, en abattant les cloisons et en favorisant l’innovation ouverte.

Dans un monde incertain et volatile, les dirigeants réalisent ainsi que la créativité est la première des compétences du leadership. Les véritables dirigeants créatifs sont plus à l’aise dans un climat d’incertitude et ils expérimentent davantage de nouveaux modèles d’entreprise. Ils privilégient les innovations radicales, encouragent l’abandon des approches trop traditionnelles et prennent des risques calculés. Ils sont inventifs dans leurs styles de management et de communication afin d’interagir avec une nouvelle génération de collaborateurs, de partenaires et de clients. Ils réalisent que la créativité domine tous les autres attributs du leadership. Ils n’éprouvent aucun embarras à l’égard du non-conformisme et de l’expérimentation. Pour toucher et inspirer la nouvelle génération, ils doivent faire preuve d’invention dans leur style de management et de communication.

La fin des stratégies traditionnelles
Dans ce contexte d’innovation ouverte, les stratégies traditionnelles – standardisation, pression sur les coûts et la productivité – montrent de réelles limites. De nouveaux enjeux de gestion se font jour : flexibilité, proactivité, spécificité, connectivité. Le constat s’impose : l’ancien régime d’efficacité productive est en train de laisser la place à un nouveau régime fondé sur l’intensité créative, nourrie de l’ouverture à la diversité.

Le cas de l’entreprise 3M, l’une des plus innovantes des États-Unis (outre l’invention du Post-It, 3M possède plus de vingt-quatre mille brevets valides et produit plus de six cents brevets par an en moyenne), est tout à fait représentatif de cette nécessité de repenser les modes de gestion. Comme le rapportait le magazine Business Week (11 juin 2007), un nouveau chef de la direction a été nommé à la tête de l’entreprise au milieu des années 2000 pour « mettre un peu d’ordre » dans cette organisation innovante, en imposant en particulier un programme six sigma. Cette approche de management conçue par Motorola s’inspire du mouvement de la qualité totale et prône la mise en œuvre de contrôles statistiques généralisés des processus de gestion, visant la productivité, la rentabilité, la réduction des erreurs et l’accroissement de l’efficacité à tous les niveaux. Mais l’entreprise s’est rapidement rendue compte que la recherche de la rentabilité à tout prix empêchait la prise de risques, diminuait les efforts d’intelligence collective et étouffait la créativité. Comme le soulignent les auteurs : « Alors que l’excellence des processus exige de la précision, de la rigueur et de la répétition, l’innovation demande de la variation, des échecs et de l’ouverture à l’imprévu ». « Plus vous programmez une organisation pour la gestion de la qualité totale, (plus) cela va diminuer les possibilités d’innovation de rupture », ajoute Vijay Govindarajan, professeur de management à la Dartmouth’s Tuck School of Business. « L’état d’esprit nécessaire, les compétences nécessaires, les critères nécessaires, l’ensemble de la culture nécessaire pour l’innovation de rupture sont fondamentalement différents. » Ce qu’a depuis reconnu le chef de la direction : « …lorsque vous donnez plus de valeur à la conformité qu’à la créativité, je pense que vous minez le cœur et l’âme d’une compagnie comme 3M ». L’entreprise a depuis renoncé à son programme six sigma, pour retrouver sa culture et ses racines créatives qui sont la base même de son succès.

Un modèle d’innovation ouverte…
Le cas de 3M souligne à quel point l’innovation est devenue un levier essentiel de la compétition, qui se joue aussi aujourd’hui sur les manières d’innover elles-mêmes. Promu, entre autres, par l’économiste Henry Chesbrough et mis en œuvre par les plus grandes entreprises, un modèle d’innovation ouverte est ainsi en train de s’imposer contre l’ancien modèle d’innovation fermée. Depuis le début de l’ère industrielle, l’idée était bien ancrée que les entreprises devaient cultiver le secret, garder leurs découvertes confidentielles et limiter au maximum leurs interactions avec le monde extérieur pour se concentrer sur leurs propres activités de recherche et développement. Cette approche est en train de voler en éclats. Inspirées par les nouvelles technologies, Internet et les réseaux sociaux, les entreprises peuvent accéder à tout moment à des connaissances variées et éparpillées, localisées à l’extérieur de leurs frontières et les combiner avec les leurs. Elles peuvent à l’inverse chercher à valoriser à l’extérieur (par des partenariats, des ventes de droits de propriété ou la création d’entreprises dérivées) des idées internes qui ne sont pas utilisées dans l’entreprise, comme le font par exemple 3M ou Hewlett-Packard. Elles peuvent ainsi articuler rapidement et efficacement des sources de savoir dispersées et les combiner pour répondre à des opportunités d’affaires.

La priorité est désormais donnée à des pratiques ouvertes, collectives et collaboratives, personnalisées, à tous les stades de l’innovation. Une véritable culture de la participation s’impose ainsi progressivement, exploitant en particulier les applications nouvelles offertes par le web (blogues, wikis, vidéo, Facebook, Twitter, etc.). Il s’agit d’innover davantage, ensemble, mieux et plus vite, en reconnaissant que l’étincelle créatrice, produit du collectif, peut se former à n’importe quel point du processus d’innovation (y compris chez les clients). L’accès rapide aux différents lieux d’où émerge la nouveauté et aux différentes parties prenantes est tout à fait stratégique.

De grandes entreprises comme Procter and Gamble, Siemens, Philips ou IBM ont été parmi les premières à changer en profondeur leur mode d’organisation pour expérimenter le modèle d’innovation ouverte. Les pratiques de partage de connaissances se déclinent selon diverses nouvelles modalités : modèles ouverts de type Linux ou Wikipédia, modèles d’externalisation ouverte (crowdsourcing) qui consistent à utiliser la créativité, l’intelligence et le savoir-faire de la « foule », ou modèles de blogsourcing, qui reposent sur l’idée que la création de contenus, de projets ou le développement d’idées se fait par l’utilisation d’un blogue comme plateforme de création collaborative. Mais dans une large mesure, les principes de gestion, les modes d’organisation et les modèles d’affaires de ce nouveau régime industriel restent à être inventés.

Parmi les domaines prioritaires de réflexion, la notion d’organisation du travail elle-même se trouve d’une certaine manière défiée par l’économie créative. Une des industries créatives parmi les plus exemplaires pour illustrer la nouvelle manière de gérer des projets est celle du logiciel. Les méthodes dites « agiles », par exemple, sont nées dans l’activité de conception de logiciels. Il s’agit de s’adapter à un environnement économique extrêmement changeant (au niveau mondial) en adoptant une attitude aussi pragmatique que possible allant jusqu’à intégrer activement le client dès les premières étapes et tout au long du projet. Ces approches mettent en œuvre des cycles courts, quotidiens, d’exploration par essais et erreurs, individuellement ou en petits groupes, dont les avancées sont ensuite partagées et socialisées pour assurer les apprentissages collectifs et aussi pour favoriser l’instauration d’une vision commune qui guide l’action du groupe et sa convergence vers des objectifs bien compris et intégrés. Le management agile, du point de vue du travail, est à l’opposé du taylorisme : il suppose une organisation holistique et humaniste fondée sur la motivation rationnelle, l’engagement cognitif et l’implication émotionnelle des ressources humaines. Il favorise non seulement l’expression, l’écoute, le partage, mais aussi la responsabilisation et l’apprentissage collectif continu pour le passage à l’action, l’actualisation et la concrétisation des idées.

Ces observations incitent à revoir le rôle de la fonction ressources humaines dans les entreprises, en laissant de nombreuses questions ouvertes… Comment peut-on concilier les contraintes de respect de l’efficacité avec celle du déploiement de la créativité? Quel système d’incitations et quelles routines peut-on mettre en place pour stimuler, accompagner, voire former les talents créatifs? Comment accepter que l’échec est normal, voire souhaitable dans un contexte créatif (à condition de savoir rebondir)? Comment favoriser la prise de risque et jusqu’à quel point? Comment favoriser la prise de décision en innovation ouverte, sachant que l’ouverture des idées au monde extérieur peut impliquer des risques de fuites d’information stratégique pour l’entreprise?

L’exemple des entreprises créatives
Ces perspectives incitent à analyser de près le fonctionnement des entreprises les plus avancées dans le développement de la créativité et en particulier les industries créatives vues comme laboratoires d’idées et de pratiques pour le reste de l’économie. Des firmes telles que Pixar, Le Cirque du Soleil, Ubisoft, Google, Apple, Lego permettent d’essayer de comprendre comment sont gérés les processus créatifs, les talents, les nouveaux modèles d’affaires, le problème des rapports entre marché et créativité, voire l’importance de l’implantation dans une ville créative (d’où de nouvelles formes de concurrence entre territoires, aux niveaux local et global).

L’analyse de ces entreprises avancées révèle que la créativité est avant tout un processus collectif que l’organisation doit être préparée (comme un véritable « terrain fertile ») à laisser s’épanouir. En effet, s’il ne faut pas négliger l’importante contribution que les inventeurs individuels, les découvreurs et les promoteurs de nouvelles idées jouent dans les entreprises; de Thomas Edison à Steve Jobs, le point essentiel est que leur apport individuel s’intègre rarement sans effort et sans heurts aux structures et processus institués. Par son pouvoir de subversion, sa capacité à déranger, le créateur peut dynamiser l’organisation et faire en sorte que ses acteurs sortent des standards et des routines. Mais la seule production d’idées nouvelles ne se traduira pas automatiquement en une contribution créative exploitée par l’organisation. L’individu créateur, s’il veut que son idée perdure et s’actualise, doit traduire sa vision personnelle, l’expliquer, la vulgariser pour s’assurer l’appui d’un premier cercle d’intéressés qui deviendront éventuellement des alliés. Ces alliés doivent alors faire en sorte que cette idée soit envisagée sous l’angle de la mise en pratique ainsi que des contraintes techniques, économiques et organisationnelles. Par des dialogues informels souvent intenses et mobilisant entre les acteurs, mais aussi des théories ou des objets techniques (Callon-Latour, 1991), des modèles, des prototypes, l’idée est progressivement soumise à l’incompréhension, puis à la critique; son promoteur et ses alliés opèrent une reformulation visant à la fois la formalisation, la codification et la réplication. L’acte créateur de l’individu créatif n’est qu’un premier maillon de ce processus de traduction, aboutissant en général à une première forme de projet underground, encore indépendant des structures hiérarchiques et institutionnelles.

Si l’étude des « traits » des individus créatifs a pu animer les débats de la psychologie des organisations, aujourd’hui, les travaux les plus synthétiques sur le sujet soulignent nettement l’importance des interactions sociales de l’individu. Dès ses premières étapes, la créativité organisationnelle apparaît comme un phénomène situé où l’individu semble presque s’effacer derrière l’intensité des interactions. Plusieurs types d’individus talentueux interviennent aux divers stades du processus de création. Le rôle des créatifs au début du processus, qu’il s’agisse d’individus isolés, de chefs de projet ou d’individus dont le rôle est essentiel dans la phase de construction collective de la création, est de faciliter le dialogue entre les communautés de connaissance impliquées.

Une interrogation majeure porte dès lors sur l’individu créateur, les collectifs de création et la transformation du travail lui-même. On imagine bien la difficulté de concevoir une gestion de la création, puisque toute prescription pourrait tuer la créativité ou provoquer le désinvestissement des individus créateurs. Après avoir engagé des individus créatifs, l’entreprise se trouve alors au défi de les laisser créer sans les perturber, en définissant seulement un cadre assez général de règles. Abordée sous l’angle de l’organisation, la question devient plutôt celle de l’équilibre à trouver dans ces espaces créatifs. Dans ce sens, le « pilote » des créateurs devient pourvoyeur d’un contexte spécifique partiellement contraignant mais aussi « habilitant », un terrain de jeu (au sens de Simon, 2002, 2006) qui demande à être orienté, animé et paramétré avec beaucoup de finesse, de nuance et d’attention aux idées, aux sources de motivation et aux diverses formes d’expression du collectif. La gestion de la création et des projets de création suppose que nous puissions mieux comprendre ce que seraient ces travailleurs du futur dans et au-delà de leur individualité créatrice, mais aussi ce que seraient les rôles et pratiques de ceux qui sont en charge de ces projets créatifs : les cadres comme gestionnaires de création, accompagnés par des pratiques de gestion des ressources humaines aujourd’hui largement à repenser, à refonder et à réinventer.

Patrick Cohendet, professeur titulaire, service de l’enseignement des affaires internationales, et Laurent Simon, professeur agrégé, service de l’enseignement du management, HEC Montréal

Source : Effectif, volume 14, numéro 4, septembre/octobre 2011.


Patrick Cohendet et Laurent Simon