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L’art, la réflexion et le leadership

À l’aube du 21e siècle, la tendance à la collaboration étroite entre des artistes et des gens d’affaires a connu un développement rapide. De grandes entreprises de tous les secteurs font appel, entre autres, à des poètes, des metteurs en scène, des chefs d’orchestre et des danseurs pour les guider.

[In English Arts, Reflection and Leadership ]

13 octobre 2010
Nancy J. Adler

Conférence – Leadership Insight: Going Beyond the Dehydrated Language of Management

En 2004, les organisateurs du Forum de Davos ont même présenté un atelier intitulé Si un artiste dirigeait votre compagnie avec, notamment, la contribution du photographe Yann Arthus-Bertrand et du directeur du Musée de l’Hermitage, Mikhail Piotrovsky.

En Amérique du Nord, les visites des écoles d’art et de design par des recruteurs à la recherche de talents pour les entreprises sont en croissance. Selon Daniel Pink, de la Harvard Business Review, « les MFA (Masters in Fine Arts) sont en voie de devenir le nouveau diplôme d’affaires ».

Des écoles de gestion de plusieurs pays ont également ajouté des ingrédients artistiques à leur curriculum. Au Danemark, l’École de gestion de Copenhague a créé le Centre pour les arts et le leadership (Center for Art and Leadership). Aux États-Unis, Wharton, Sloan (MIT) et l’Université de Chicago sont parmi les leaders de cette tendance, tout comme les universités Oxford et Cranfield, au Royaume-Uni. Depuis dix ans, un séminaire sur les arts et le leadership est offert aux étudiants au MBA de la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill.

Selon plusieurs chercheurs, ainsi que nos propres travaux et observations, cette tendance repose sur le constat suivant : les habiletés nécessaires au succès en affaires dans l’environnement complexe et chaotique du 21e siècle sont utilisées depuis très longtemps par les artistes!

« La société actuelle est en quête d’un leadership de possibilité, d’un leadership orienté vers nos espoirs et nos aspirations plutôt que sur la reproduction de vieux modèles pragmatiques basés sur les contraintes », note le stratège d’affaires Gary Hamel dans son livre Leading the revolution. À ce jour, ce type de leadership se retrouve beaucoup plus dans le domaine artistique que dans l’univers traditionnel de la gestion.

Le temps de l’enrichissement mutuel des arts et du leadership est venu&!

Le poète David Whyte est l’un de ces artistes invités régulièrement à prendre la parole devant des cadres de direction de grandes sociétés. Dans son livre The Heart Aroused, il écrit : « Il semble que toutes les hiérarchies de ce monde, aussi bien celles des entreprises que des États, sont dans le pétrin et qu’elles lancent, bien qu’à contrecœur, des appels en faveur de plus de créativité, d’engagement et d’innovation ».

Autant de qualités présentes chez les artistes…

Nouveau siècle, nouveaux défis
Trois défis de l’environnement actuel – la discontinuité du changement, la nécessité de travailler en réseaux et la simultanéité des changements – expliquent l’appropriation, par le monde des affaires, d’approches plus artistiques.

Face au changement discontinu, l’amélioration continue ne suffit plus
Les leaders à la recherche de stratégies fructueuses découvrent que les options les plus viables pour faire face au changement doivent êtres inventées. La conception de stratégies novatrices requiert plus que les traditionnelles habiletés d’analyse et de prise de décision enseignées depuis le milieu des années 1950 dans la plupart des programmes de MBA.

Les améliorations et les gains d’efficacité ne suffisent plus à assurer le succès des entreprises et même leur survie. Elles doivent à tout prix innover en faisant appel à l’intuition. Il s’agit là d’une tâche de conception, pas simplement d’une fonction analytique ou administrative. Historiquement, la créativité a été la première compétence des artistes, pas des gestionnaires.

Dans son livre, Crossing the Unknown Sea, David Whyte note avec justesse que les grands artistes sont souvent en avance de cinquante à cent ans sur leur époque. Leurs œuvres, expliquait-il en substance, révèlent ce qui est en gestation dans nos sociétés, mais qui ne se concrétisera que beaucoup plus tard. Il invitait les gestionnaires à faire l’apprentissage de cette habileté à se projeter dans l’avenir, sans attendre d’avoir toutes des données factuelles pour avancer.

Des hiérarchies aux réseaux, des individus aux équipes
Les organisations actuelles sont passées de la centralisation à des structures reposant beaucoup plus sur les réseaux et sur un nombre réduit de paliers hiérarchiques. Elles ont également adopté de multiples formes organisationnelles, incluant des alliances stratégiques, des co-entreprises, des fusions et acquisitions ainsi que des partenariats. Au sein de ces partenariats, les gens sont invités à collaborer moins souvent comme individus que comme participants à des réseaux qui évoluent dans des lieux physiques et des pays différents.

Les acteurs, les danseurs et les musiciens ont développé des habiletés de collaboration à un niveau beaucoup plus élevé que la plupart des gestionnaires. Voilà une autre raison pour s’en inspirer.

Les leaders sont également à la recherche de métaphores plus humaines et organiques pour guider leurs stratégies. Or, les arts sont parmi les plus puissantes métaphores humaines.

Devant des imprévus en simultané, la capacité d’improviser s’impose
L’environnement de changements extrêmes, d’ambiguïté et de turbulence dans lequel évolue le monde des affaires rend extrêmement difficile de prévoir l’avenir. Les gestionnaires doivent en effet composer avec des changements qui sont, en proportion accrue, discontinus et perturbants. Ils ont à répondre à des menaces et opportunités imprévues et imprévisibles. Privés du temps nécessaire à la planification, ils doivent utiliser leur expérience et leur expertise pour agir sur-le-champ, en d’autres mots pour improviser.

« L’improvisation est nécessaire quand la planification est confrontée à des problèmes et à des opportunités en temps réel. (…) Bien que l’importance de l’improvisation soit depuis longtemps une évidence dans le domaine artistique, ce n’est que plus récemment qu’elle a été reconnue comme une habileté importante en gestion », rappelle la Canadienne Mary Crossan, professeur en gestion, dans son article « Improvise to Innovate », paru dans le Ivey Business Quarterly.

Dans l’environnement actuel, les habiletés cruciales ne sont plus celles qui sont liées à la séquence linéaire des méthodes traditionnelles de gestion, soit « planifier puis agir », mais deviennent plutôt « écouter, observer et agir » en simultané. En improvisation, le succès est possible uniquement lorsque les membres d’une équipe sont confiants de voir leurs collègues agir dans le meilleur intérêt de l’équipe. Les performances individuelles de stars nuisent, plutôt que renforcent l’efficacité de l’action collective. Il en va de même en management.

Pas étonnant, alors, que les gestionnaires fassent appel à des artistes aguerris à l’improvisation pour les guider, alors qu’ils passent de la planification reposant sur l’analyse à des approches impliquant plus de spontanéité.

Mais il y a plus. Ainsi, Rob Austin, ex-professeur de gestion à l’Université Harvard, et le metteur en scène Lee Devin proposent une autre bonne raison d’apprendre des artistes. « Les étudiants en gestion et les gestionnaires ne comprennent pas comment créer sur demande, comment innover en respectant une heure de tombée… Les artistes sont, en cela, bien meilleurs. C’est ce que font sans cesse, par exemple, les compagnies théâtrales », expliquent-ils dans leur livre Artful making.

Intégrité, quête de sens et inspiration
« Pour avoir du succès au 21e siècle, les entreprises doivent donner aux membres de leur personnel une raison d’apporter leur humanité au travail », affirme Gary Hamel, dans son livre Leading the revolution. Après un siècle centré sur les gains d’efficacité à travers des techniques mécaniques et de réduction d’effectifs, nous sommes en quête d’intégrité et de sens. Voilà une autre raison pour laquelle se multiplient les invitations faites à des artistes à devenir partenaires des leaders d’affaires.

La combinaison de l’influence et des qualités entrepreneuriales du monde des affaires avec la créativité et les habiletés d’improvisation des artistes nous permet d’espérer que nous agirons en fonction de nos plus hautes aspirations et que nous aurons la capacité de créer le monde dont nous rêvons pour nous et nos enfants.

Un journal pour réfléchir au quotidien

Une autre tendance a pris une importance grandissante avec l’arrivée du 21e siècle : les leaders se réapproprient la tradition plusieurs fois millénaire de la réflexion et de la méditation au quotidien.

Il y a plus de 2500 ans, Confucius invitait les leaders à rechercher vision et sagesse par la réflexion au lieu de se contenter d’apprendre par imitation et par expérience. Howard Gardner, professeur à l’Université Harvard, a confirmé dans ses recherches ce conseil de Confucius. Dans son livre Leading Mind, il a ainsi identifié la pratique de la réflexion quotidienne comme l’une des caractéristiques qui distinguent les leaders qui changent les choses.

À la lumière des propos de Confucius, des travaux de Gardner ainsi que des désirs et de l’expérience de centaines de gestionnaires dans le monde, il semble clair que les leaders actuels ont besoin :

  • de réfléchir pour revenir au calme et à la contemplation nécessaires à la sagesse;
  • d’élargir leurs perspectives pour avoir le courage de voir la réalité telle qu’elle est, plutôt que de se bercer des illusions répandues par leurs collègues, les médias et la culture populaire;
  • d’aspirer aux possibilités les plus élevées pour ainsi imaginer l’avenir à partir des espoirs, des aspirations et de la créativité qui se trouvent au plus profond d’eux-mêmes et chez les autres;
  • d’inspirer les autres pour qu’ils aillent au-delà de leurs réalités actuelles.

C’est en nous appuyant sur ces quatre qualités fondamentales du leadership ainsi que sur une large gamme de traditions artistiques que nous avons conçu le journal intitulé Leadership Insight. Cet ouvrage vise à soutenir les gestionnaires et à augmenter les capacités de leurs entreprises à concevoir et à mettre en œuvre des stratégies qui conduisent à des résultats financiers exceptionnels, tout en contribuant à construire un monde meilleur.

En réunissant des œuvres d’artistes visuels, des propos de leaders, des questions pour enclencher la réflexion et – plus important encore – des pages blanches, ce journal veut aider les gestionnaires à prendre du recul face à la frénésie de leurs tâches quotidiennes et à revenir à l’essentiel. En réintroduisant la pratique quotidienne de la réflexion, ce journal offre aux leaders un outil pour se donner le calme et les moments de méditation nécessaires à la sagesse.

Nancy J. Adler, titulaire de la chaire S. Bronfman en management, professeur en comportement organisationnel, Faculté de gestion Desautels, Université McGill.

Adapté et traduit par Jacinthe Tremblay. 

Source : Effectif, volume 13, numéro 4, septembre/octobre 2010.


Références
Adler, Nancy J. (2010) “Leadership Insight: Going Beyond the Dehydrated Language of Management”, Journal of Business Strategy.
Adler, Nancy J. (2006) “The Arts and Leadership: Now that we can do anything, what will we do?”, Academy of Management Learning and Education, vol. 5, no 4, p. 466–499.


Nancy J. Adler