ressources / revue-rh / archives

Étude de cas au CHUS - Les chocs qui provoquent les départs volontaires

Les entreprises de tous les secteurs de l’économie se livrent aujourd’hui une concurrence féroce pour attirer une main-d’œuvre de plus en plus rare. Dans le milieu de la santé, le défi particulier consiste à répondre aux besoins grandissants d’une population vieillissante avec moins de ressources.

5 juillet 2010
Pier B. Lortie, Madeleine Audet, et Mario Roy

Ainsi, le ministère de la Santé et des Services sociaux projette un manque de 23 000 infirmières dans le réseau québécois de la santé en 2022, ce qui représente 41 % de l’effectif actuel. Par conséquent, la fidélisation des personnels devient un enjeu crucial pour les établissements québécois de la santé. C’est dans ce but que le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) a fait en sorte de mieux comprendre les motifs du départ de ses employés.

Le CHUS
Le CHUS est le quatrième plus grand centre hospitalier universitaire du Québec et, avec près de 5800 employés et quelque 550 médecins, le deuxième plus gros employeur de la région de l’Estrie. Entre 2005 et 2008, on y dénombrait plus de cinq cents départs par an. La retraite constituait de loin le motif de départ volontaire le plus souvent évoqué. En outre, au cours de cette même période, un employé embauché sur trois quittait son emploi avant la fin de sa troisième année au sein du CHUS. Avec une pénurie grandissante de main-d’œuvre dans le domaine hospitalier, ce nombre élevé de départs volontaires mérite que l’on s’y attarde. C’est pourquoi le CHUS, désireux d’élaborer des stratégies de fidélisation adaptées à ses personnels et d’assurer leur efficacité, a voulu connaître et comprendre les motifs et même le processus de départ des employés.

Un concept innovateur : les chocs
La plupart des études des dernières décennies soulignent l’insatisfaction au travail pour expliquer les départs volontaires. Or, il a été démontré dans plusieurs études que cette insatisfaction ne motive qu’en partie les départs. Devant ce constat, des chercheurs, dont Lee et Mitchell, posent un regard nouveau en proposant de s’attarder plutôt aux événements qui précipitent les départs. Contrairement aux modèles classiques, ces auteurs mettent l’accent sur les chocs, c’est-à-dire sur les événements qui déclenchent le processus décisionnel menant au départ de l’employé.

Lee et ses collègues avancent qu’il existe différents parcours décisionnels qu’un individu peut emprunter lorsqu’il prend la décision de quitter une entreprise. Certains de ces parcours sont causés par un choc, alors que d’autres sont provoqués par une insatisfaction au travail. Un choc est un événement particulier, pouvant être positif, neutre ou négatif, attendu ou inattendu, interne ou externe à la personne, mais qui fera nécessairement émerger la pensée de quitter son emploi. Le transfert d’un conjoint, la naissance d’un enfant ou l’offre d’un autre emploi peuvent constituer des chocs. Un même événement peut être perçu différemment par deux individus : par exemple, la naissance d’un enfant peut constituer un choc qui amènera une personne à envisager de quitter son emploi, alors qu’une autre ne considérera même pas cette éventualité.

Différents parcours de départ
Dans le premier parcours proposé par ces auteurs, un choc normalement attendu déclenche un scénario établi antérieurement. L’individu ne prend pas le temps de remettre en question son attachement à l’entreprise, il ne fait aucune recherche de solutions et décide très rapidement de suivre un plan d’action préétabli. Par exemple, le transfert d’un conjoint dans une autre localité provoquera le départ de l’individu. Une personne qui a planifié de faire des études en droit et qui quitte son emploi après avoir été acceptée à l’université suit également ce parcours de départ.

Dans le deuxième parcours, un choc amène l’individu à se questionner afin de déterminer à quel point il souhaite demeurer dans l’entreprise où il travaille, ce que les auteurs appellent une violation de l’image. Celle-ci pourrait notamment survenir lorsqu’une fusion d’établissements amène une personne à reconsidérer son appartenance à l’entreprise, si la nouvelle direction lui semble trop éloignée des valeurs qui caractérisaient l’ancienne. Une personne n’ayant pas obtenu la promotion désirée et qui, après une courte réflexion, décide de quitter l’entreprise s’inscrit dans ce parcours.

Le troisième parcours, qui se déroule sur une longue période, est amorcé par un choc amenant l’individu à déterminer jusqu’à quel point il souhaite travailler dans une autre entreprise. L’exemple d’une personne qui reçoit une offre d’emploi d’une entreprise concurrente et qui en vient à partir après une longue réflexion correspond à ce parcours.

Contrairement aux trois précédents, le quatrième parcours découle d’une insatisfaction au travail et non d’un choc. Ce processus peut s’échelonner sur une période moyennement longue où aucune recherche de solutions n’est effectuée; il peut aussi s’étaler sur une longue période comprenant la recherche de solutions, ce qui correspond à la plupart des théories sur les départs volontaires, selon lesquelles la démission résulte d’une insatisfaction au travail.

Dans le cas du CHUS…
Le modèle de Lee a été retenu pour tenter de mieux comprendre le processus décisionnel des départs volontaires au CHUS. Toutes les personnes ayant suivi la procédure de fin d’emploi auprès du service des ressources humaines entre juillet et décembre 2006 ont été invitées à participer à une enquête par entrevue téléphonique. Vingt-cinq personnes parties volontairement ont été interviewées, les entrevues ayant duré en moyenne vingt-cinq minutes chacune. Les répondants occupaient une variété d’emplois faisant partie de six catégories distinctes; près du tiers d’entre eux étaient des infirmières. On a questionné ces personnes sur le motif de leur départ et sur le processus décisionnel qui les avait menées à la démission, en s’inspirant des parcours indiqués plus haut.

Précisons que le but de cette enquête était de recueillir des renseignements spécifiques sur les raisons du départ des individus et non de dresser un portrait des pratiques de gestion des ressources humaines de l’établissement. C’est donc le point de vue de ceux qui ont quitté leur emploi au CHUS qui est exposé, ce qui ne reflète pas l’ensemble des pratiques du CHUS en matière de rétention des personnels. Le CHUS a pris, par ailleurs, différentes mesures depuis la tenue de cette étude pour améliorer la fidélisation des employés.

L’étude a permis de constater que, parmi les répondants, un nombre semblable de départs découlaient d’un choc (11) ou de l’insatisfaction au travail (9), alors que les autres (5) sont partis pour des motifs divers (retraite, emploi étudiant). Ce résultat réaffirme l’importance de l’insatisfaction au travail lors du départ volontaire d’un employé du CHUS. Notamment, les horaires de travail (un nombre d’heures travaillées insuffisant ou le fait d’être sur appel) sont ressortis comme étant une source majeure d’insatisfaction, à l’origine de plusieurs départs.

Des départs évitables…
Parmi les chocs vécus par les répondants, six étaient organisationnels, quatre personnels et un externe.
 
Type de choc Nombre Choc vécu
Organisationnel 6
  • Différend avec un collègue/supérieur (3)
  • Refus d’un congé sans solde (2)
  • Horaire insatisfaisant (1)
Personnel 4
  • Retour aux études (1)
  • Fin des études dans un autre secteur (1)
  • Mutation du conjoint (1)
  • Retraite, autre occupation (1)
Externe 1
  • Réception d’une autre offre d’emploi (1)
Total 11  

L’établissement aurait pu intervenir dans certains des événements à l’origine de ces départs, ce qui les aurait peut-être évités. Par exemple, une intervention lors d’un différend avec un supérieur ou un collègue ou l’octroi d’un congé sans solde auraient peut-être pu prévenir des départs. Une modification de l’horaire de travail ou une plus grande souplesse en matière d’équilibre travail/études auraient pu influencer la décision d’autres individus. Quant à la personne dont le conjoint a été muté, elle a proposé le télétravail pour maintenir son emploi, solution qui n’a pas pu être appliquée par l’établissement.

Pistes d’action
Le nombre semblable de départs causés par un choc ou par de l’insatisfaction au travail suggère que le traitement des chocs peut servir de levier pour prévenir les départs volontaires des personnels de l’établissement et élargir la gamme d’interventions visant l’amélioration de la satisfaction au travail. À la lumière des résultats obtenus, voici des mesures que le service des ressources humaines du CHUS pourrait prendre afin d’optimiser la rétention des employés :
  • sensibiliser les gestionnaires au concept de choc, ce qui leur fournirait un outil additionnel pour anticiper et prévenir certains départs volontaires;
  • offrir un coaching personnalisé aux cadres intermédiaires pour les aider à identifier les chocs lorsqu’ils se produisent et à trouver des moyens pour les atténuer;
  • réaliser systématiquement des entrevues de départ pour documenter les motifs et les événements à l’origine des départs, ce qui permettra éventuellement d’identifier les chocs typiques vécus au sein de chaque département ou unité;
  • procéder à une enquête auprès des employés sur les chocs vécus ou observés qui les amènent à se questionner sur leur emploi ou intégrer ce thème aux démarches courantes du service des ressources humaines visant à documenter la satisfaction des employés.

En somme, l’étude menée auprès de personnes qui avaient quitté volontairement leur emploi au CHUS a mis en lumière l’importance de s’intéresser aux chocs vécus par les employés afin de les conserver dans l’établissement. En considérant les chocs vécus et l’insatisfaction au travail, toute entreprise pourrait améliorer significativement l’efficacité de ses stratégies de fidélisation en évitant bon nombre de départs, ce qui s’avèrerait un atout concurrentiel crucial, compte tenu du contexte de pénurie de main-d’œuvre.

Pier B. Lortie, M. Sc., professionnelle de recherche à la Chaire d’étude en organisation du travail, Madeleine Audet, DBA, MBA, professeure de management, et Mario Roy, Ph. D., professeur titulaire et titulaire de la Chaire d’étude en organisation du travail, Université de Sherbrooke

Source : Effectif, volume 13, numéro 3, juin/juillet/août 2010.



Bibliographie

B. Lortie, P. (2008). La nature des événements qui provoquent les départs volontaires des personnels du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, Université de Sherbrooke, Québec, Canada.

Currivan, D. B. (1999) “The causal order of job satisfaction and organizational commitment in models of employee turnover”, Human Resource Management Review, 9 (4), 495-524.

Griffeth, R. W., Hom, P. W. & Gaertner, S. (2000) “A meta-analysis of antecedents and correlates of employee turnover: Update, moderator tests, and research implications for the next millennium”, Journal of Management, 26 (3), 463-488.

Holtom, B. C. & Inderrieden, E. J. (2006) “Integrating the unfolding model and job embeddedness model to better understand voluntary turnover”, Journal of Managerial Issues, 18 (4), 435-452.

Holtom, B. C., Mitchell, T. R., Lee, T. W. & Inderrieden, E. J. (2005) “Shocks as causes of turnover: what they are and how organizations can manage them”, Human Resource Management, 44 (3), 337-352.

Hom, P. W. & Griffeth, R. W. (1995) Employee turnover, Cincinnati, OH, South-Western College Publishing.

Lee, T. W. & Maurer, S. D. (1997) “The retention of knowledge workers with the unfolding model of voluntary turnover”, Human Resource Management Review, 7 (3), 247-275.

Lee, T. W. & Mitchell, T. R. (1994) “An alternative approach: The unfolding model of voluntary employee turnover”, Academy of Management Review, 19 (1), 51-89.

Lee, T. W., Mitchell, T. R., Holtom, B. C., McDaniel, L. S. & Hill, J. W. (1999) “The unfolding model of voluntary turnover: A replication and extension”, Academy of management Journal, 42 (4), 450-462.

Lee, T. W., Mitchell, T. R., Wise, L. & Fireman, S. (1996) “An unfolding model of voluntary employee turnover”, Academy of management Journal, 39 (1), 5-36.

Mobley, W. H., Griffeth, R. W., Hand, H. H. & Meglino, B. M. (1979) “Review and conceptual analysis of the employee turnover process”, Psychological Bulletin, 86 (3), 493-522.

Morrell, K. M., Loan-Clarke, J. & Wilkinson, A. J. (2004) “Organisational change and employee turnover”, Personnel Review, 33 (2), 161-173.

Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. (2007) Une nouvelle approche de planification des effectifs infirmiers : des choix à faire de toute urgence!, Westmount, Québec, Canada.


Pier B. Lortie, Madeleine Audet, et Mario Roy