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Entre les méandres de la conflictualité et l’idéal collaboratif : gérer ses relations du travail de manière réaliste!

Même si le Québec connaît à l’heure actuelle une période d’accalmie pour ce qui est de la fréquence de ses conflits de travail, la réalité quotidienne des relations du travail en entreprise demeure le plus souvent marquée d’une aura de conflictualité ou, à tout le moins, de tensions fréquentes entre les parties. Dans l’optique de se sortir de la logique d’affrontement qui caractérise l’approche traditionnelle des relations du travail, les stratégies axées sur la collaboration se sont imposées comme moyen de prédilection pour définir sur de nouvelles bases les rapports patronaux-syndicaux.

12 mai 2014
Marc-Antonin Hennebert Faulkner, CRIA

Les études de terrain menées au cours des dernières années au sein de multiples organisations amènent toutefois à émettre certains doutes quant aux possibilités réelles d’implanter efficacement de telles stratégies. Deux constats se dégagent plus spécifiquement. Premièrement, la plupart des cadres et dirigeants en entreprise n’ont pas une connaissance appropriée du rôle et des devoirs qui incombent aux représentants syndicaux, ce qui les pousse parfois à porter des jugements hâtifs sur les positions qu’ils défendent. Ce manque de connaissance constitue par ailleurs un obstacle majeur à l’établissement d’une réelle collaboration avec la partie syndicale. Deuxièmement, la réalité des relations du travail dans la vaste majorité des organisations s’inscrit dans des dynamiques complexes où conflit et collaboration ne s’opposent pas nécessairement, mais cohabitent plutôt selon des modalités qui diffèrent d’un milieu de travail à un autre.  

Partant de ces constats, cet article vise deux objectifs : d’une part, rappeler les contraintes et les obligations inhérentes à la partie syndicale en matière de représentation des salariés et, d’autre part, souligner qu’au-delà de l’implantation de stratégies collaboratives, les pratiques de relations du travail peuvent évoluer dans le cadre d’une approche que nous qualifions de « réaliste ». Celle-ci commande toutefois de la part des gestionnaires RH d’apprendre autant à gérer des zones conflictuelles qu'à tirer profit d’espaces de collaboration potentiels avec leurs homologues syndicaux.

Les représentants syndicaux au plan local : des mal-compris?
Les relations du travail impliquent, pour qu’elles soient harmonieuses, une bonne dose de compréhension mutuelle. Ce devoir de compréhension s'impose bien entendu dans les deux sens, mais repose néanmoins de manière particulière sur les épaules des gestionnaires RH qui, le plus souvent, devront compenser « l’angle mort » des autres cadres et dirigeants en cette matière (pour reprendre l’expression d’Alain Gosselin, Fellow CRHA [2013]). Tout comme celles qui caractérisent l’environnement des gestionnaires, les contraintes avec lesquelles doivent composer les représentants syndicaux au plan local sont multiples (voir figure 1 ci-dessous).

Contraintes externes
Dans un premier temps, les représentants syndicaux dans les établissements doivent tenir compte de contraintes externes plus ou moins structurantes, selon les contextes. À cet effet, les représentants d’un syndicat local affilié à une grande organisation syndicale doivent parfois se conformer à certaines directives ou, à tout le moins, tenir compte d’orientations émanant de ces organisations. Selon les cas, ces orientations peuvent concerner la durée des conventions collectives ou encore les possibilités d’accommodement des demandes des employeurs en matière de flexibilité du travail (Jalette et al., 2010). Les orientations adoptées par certaines organisations syndicales peuvent ainsi avoir un impact important sur les revendications mises de l’avant par les représentants syndicaux locaux lors d’une négociation et peuvent même justifier, à elles seules, le refus de certaines demandes patronales.

Ces contraintes externes vont encore plus loin lorsque le syndicat local est partie prenante d’une structure de négociation qui l’oblige à respecter une plateforme de revendications communes, à coordonner ses négociations avec d’autres syndicats locaux ou encore à se voir imposer un modèle de convention collective négocié à un niveau plus centralisé. Ces négociations qu’on qualifie selon les cas de « négociations types », de « négociations-cadres », ou encore de négociations « coordonnées » ou « regroupées », affectent, de manière plus ou moins importante selon les options, l’autonomie des représentants syndicaux au plan local. On retrouve de tels modèles de négociation au pays dans plusieurs secteurs d’activité, dont ceux de l’automobile, des pâtes et papiers, du commerce de détail ou encore de l’hôtellerie. En outre, les rivalités intersyndicales sont parfois intenses dans certains secteurs d’activité, obligeant les représentants syndicaux à ajuster leur degré de militantisme et leurs demandes de manière à démontrer leur plus-value auprès de leurs membres et à éviter d’être maraudé.

Contraintes politiques
Le deuxième groupe de contraintes est d’ordre politique. En effet, le fonctionnement d’un syndicat local est soumis à de nombreuses règles de démocratie interne. Ses dirigeants sont élus tandis que la plupart des grandes décisions prises doivent être préalablement soumises à un vote de l'assemblée. Les représentants syndicaux au plan local agissent donc dans un environnement contrôlé où le rapport aux membres s’avère extrêmement important. Les représentants syndicaux en tirent parfois une forte légitimité interne, mais également un lot de contraintes, dont celle de devoir convaincre leurs membres du bien-fondé de leurs décisions. Dans certains cas, les représentants syndicaux n’ont d’autre choix que d’ajuster leurs stratégies devant les employeurs, de sorte à satisfaire la branche la plus militante de leur membership.

Contraintes légales
D’autres contraintes encore, cette fois d’ordre légal, pèsent sur les représentants syndicaux. Parmi elles, notons l’effet particulièrement structurant du « devoir de juste représentation » prévu aux articles 47.2 et suivants du Code du travail. Concrètement, ce devoir signifie qu’une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés qu’elle est censée représenter (Coutu et al., 2013). Le recours pour défaut de juste représentation ne peut toutefois en être un pour insatisfaction générale envers son syndicat. Il doit viser des actes posés par le syndicat lorsqu’il négocie, interprète ou applique la convention collective. Il n’impose d’ailleurs pas au syndicat un devoir de perfection (Gagnon, 2008). Dans les faits, toutefois, il arrive fréquemment que des représentants syndicaux adoptent une attitude d’extrême prudence à l’égard de cette obligation, faisant ainsi du dépôt de griefs une manière de se prémunir de tout recours possible de leurs membres.

Évidemment, ces contraintes n’excusent en rien l’incompétence éventuelle, le manque de bonne volonté, ou encore les comportements empreints de fermeture ou d’agressivité de la part de représentants syndicaux. Leur bonne compréhension se pose toutefois comme un préalable au développement d’une communication constructive avec la partie patronale.

Splendeurs et limites des stratégies collaboratives en relations du travail
L’augmentation des pressions concurrentielles a imposé au fil des dernières décennies des exigences de flexibilité aux employeurs et rendu nécessaire l’implantation de changements majeurs dans l’organisation du travail et de la production. En milieu syndiqué, ces besoins de changements se sont conjugués à une recherche de nouvelles façons de les gérer et de les négocier avec les représentants des salariés. C’est ainsi qu’ont émergé des stratégies collaboratives de nature diverse allant d’une simple ouverture au dialogue à des modèles plus achevés de collaboration, comme celui du partenariat patronal-syndical impliquant notamment une participation effective des représentants syndicaux aux processus décisionnels en entreprise (Roy et al., 2006; Maschino, 2003).

À partir des années 1990, plusieurs recherches sont venues documenter la mise en place de telles stratégies collaboratives au sein d’organisations réparties dans divers secteurs d’activité (Eaton et al., 2004). Ces recherches ont permis de souligner les nombreux avantages mutuels pouvant éventuellement découler de la mise en œuvre de telles stratégies, dont l’amélioration du climat de relations du travail, la diminution de la tension entre la supervision et les employés et l’augmentation de la productivité et de la mobilisation du personnel (Gauthier, 2004). Coopération, collaboration, concertation, partenariat se sont alors mis à résonner comme autant de concepts appelés à se porter garants de la performance sociale des organisations en contexte de changement.

Des études plus récentes proposent toutefois une vision moins enthousiaste des retombées de ces formes d’innovations sociales (Lapointe et al., 2004). Deux constats ressortent de manière particulière. D’une part, les formes de collaboration de type partenarial impliquant un réel partage du pouvoir décisionnel sont très rares en raison des nombreuses conditions préalables à leur implantation. Ces conditions touchent à la fois à la volonté manifeste des parties de collaborer, au degré de confiance caractérisant leur relation, à l’établissement d’une réelle transparence dans l’échange d’informations et à la possibilité d’obtenir des gains mutuels (Dufault, 2008). De façon spécifique, les représentants syndicaux ont souvent un obstacle supplémentaire à gérer lié aux contraintes politiques évoquées précédemment, soit celui de convaincre les membres de la légitimité et du bien-fondé d’une telle démarche.

D’autre part, les expériences de collaboration semblent plutôt mal résister à l’épreuve du temps. C’est du moins ce qui se dégage de certaines études de cas qui sont venues revisiter des entreprises dans lesquelles des partenariats avaient été mis en place quelques années auparavant. Dans la majorité des cas documentés, le partenariat a d’ailleurs été soit mis en veilleuse, soit abandonné de manière définitive à la suite de la mise en route d’un projet de restructuration, d’une centralisation des décisions au siège social ou encore de négociations difficiles autour d’enjeux reliés à l’emploi, tels que la sous-traitance ou la rémunération.

Ces études soulignent ainsi à quel point la pérennité d’une réelle collaboration pose un défi de taille aux acteurs et que, si l’objectif d’accroître la collaboration entre partenaires demeure évidemment souhaitable, un tel objectif a un prix qui n’est pas à la portée de toute organisation.

Les relations du travail : avant tout, une question de réalisme
L’attrait exercé par les stratégies collaboratives ne doit pas faire perdre de vue que l’évolution des pratiques en relations du travail peut s’exprimer de multiples façons. En effet, plusieurs partenaires patronaux et syndicaux expérimentent aujourd’hui de nouvelles façons de gérer leurs relations sans que l’approche retenue soit celle de la collaboration au sens strict. Sans qu’un modèle unique s’impose, les acteurs organisationnels qui se démarquent sur ce plan ont pour point commun d’avoir basé leur expérience sur une vision pragmatique et réaliste de leurs rôles et intérêts respectifs (voir tableau 1). C’est d’ailleurs le plus souvent en prenant la mesure de leurs intérêts divergents que ces acteurs ont mis en place des pratiques souvent moins spectaculaires qu’une démarche partenariale, mais dont les objectifs demeurent d’assurer une meilleure efficacité dans leurs échanges.
 
Tableau 1 – L’approche « réaliste » des relations de travail dans une perspective comparative
  Approche traditionnelle Approche collaborative Approche « réaliste »
Stratégie dominante Conflit Coopération Coopération/conflit
Intérêts des parties Divergents Convergents Pluriels
Modalité de la résolution de conflits Exercice du rapport de force Construction de solutions
communes
Variable selon la nature
du problème à résoudre
Espaces d’interactions
entre les parties
Limités aux espaces classiques
(ex. : négociation collective et gestion des griefs)
Multiples structures où doit s’exprimer la collaboration Coexistence de structures traditionnelles et de dialogue stratégique
Fondement des relations
entre les parties
Méfiance Confiance Compréhension des rôles distincts
Négociation Distributive Intégrative Mixte
Gestion de l’information Contrôle serré Transparence nécessaire Transparence limitée

Les mesures prises en ce sens sont nombreuses et variables selon le contexte spécifique de chaque organisation. S’il n’existe pas de recette ou de formule toute faite, on note toutefois un certain nombre de traits communs parmi les diverses expérimentations en cours mettant en lumière les éléments clés de ce qui constitue une approche « réaliste » des relations du travail.

Le premier élément clé est d’abord celui de chercher à circonscrire les enjeux organisationnels présentant un fort potentiel de désaccords ou de tensions entre les parties, et de mettre en place des mécanismes efficients de gestion des différends afin d’éviter qu’ils contaminent l’ensemble des rapports patronaux-syndicaux. Certaines entreprises ont à cet égard mis en place des comités paritaires visant à assurer des négociations spécifiques et un suivi sur les enjeux les plus distributifs (ex. : comité sur la sous-traitance), élargi le rôle de leur comité de griefs à la prévention des mésententes ou encore mis sur pied différents mécanismes internes de résolution de conflits et de médiation. Ces interventions reposent sur une acceptation fondamentale des divergences d’intérêts entre les parties et des logiques de marchandage et d’affrontement qui peuvent en découler. Elles visent cependant à traiter ces enjeux de manière distincte et à minimiser leurs effets négatifs au plan organisationnel.

Le deuxième élément clé, qui s’inscrit comme complément au premier, est celui d’établir des structures d’échange entre les parties sur des enjeux de nature plus intégrative et plus stratégique. Sans que ces structures deviennent nécessairement source de coopération, leur raison d’être est de permettre le développement d’une culture du dialogue dépassant le cadre officiel de la négociation collective. À cet égard, plusieurs organisations ont mis en place des comités mixtes sur des enjeux spécifiques de gestion des ressources humaines ou encore des « comités de négociation continue » appelés à faire évoluer les conditions de travail au-delà des périodes formelles de négociation. D’autres encore ont cherché récemment à réhabiliter le rôle stratégique de leurs comités de relations du travail en excluant toute discussion sur les mésententes liées à l’application de la convention collective pour se centrer plutôt sur les défis et les projets de l’organisation et les changements majeurs qui l’affecteront dans le futur. Une étude récente confirme d’ailleurs la popularité croissante de ces comités dans les entreprises syndiquées au Québec (Laroche, 2013).

Ces expériences n’ont évidemment rien de révolutionnaire, mais elles soulignent la pertinence de séparer, lorsque cela s’avère possible, les questions entourant l’application de la convention collective de celles touchant à des aspects plus stratégiques de la gestion des organisations. Elles insistent également sur l’intérêt d’élargir le dialogue entre partie patronale et partie syndicale et de cultiver une vision à long terme des relations du travail. Dans un tel cadre, le défi lancé aux gestionnaires RH en milieu syndiqué est névralgique. Il consiste, dans un premier temps, à mettre en place les structures d’échange appropriées à leur organisation, en tenant compte de la dualité des relations du travail. Ces structures doivent ainsi autant permettre l’expression des désaccords que favoriser le développement d’un réel dialogue entre les parties. Le gestionnaire RH ne peut toutefois se contenter de négocier la mise en place de ces structures ou de veiller à leur bonne marche administrative. Il doit, dans un second temps, s’assurer d’y donner vie et s’y imposer comme véritable leader. Au besoin, il devra également faire cheminer les représentants syndicaux locaux, souvent peu habitués à intervenir dans des forums où d’autres enjeux que ceux liés directement à l’application de la convention collective sont traités.

En somme, même lorsque l’établissement d’une collaboration pleine et entière n’apparaît pas comme une option viable, plusieurs expériences en entreprise démontrent que les pratiques de relations du travail peuvent tout de même évoluer. L’approche qui en découle en est une que nous avons qualifiée de « réaliste ».

Approche « réaliste » en relations du travail : quelques préceptes pour gestionnaires RH
  • Reconnaître la pluralité des intérêts dans les organisations.
  • Comprendre les responsabilités et les contraintes des représentants syndicaux et pallier la méconnaissance des autres cadres et dirigeants en cette matière.
  • Accepter les désaccords potentiels et même l’impossibilité de s’entendre sur certains enjeux en apprenant à minimiser les effets à long terme de ces désaccords sur les relations de travail.
  • Mettre sur pied des structures d’échange entre parties et leur donner vie, en établissant une distinction entre les questions relatives à l’application de la convention collective et celles touchant à des aspects plus stratégiques de la gestion des organisations.
  • Établir une culture de dialogue continu avec les représentants syndicaux basée sur l’écoute et le respect mutuel.
  • Savoir adapter son approche en matière de relations de travail en fonction de l’expérience, de l’ouverture et des qualités de leadership des représentants syndicaux et des dirigeants en place.

Marc-Antonin Hennebert, CRIA, Ph. D., professeur adjoint, Service de l’enseignement de la gestion des ressources humaines, HEC Montréal
et chercheur associé, Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT)

Source : Effectif, volume 17, numéro 2, avril/mai 2014.


Références bibliographiques

Coutu, Michel, Laurence-Léa Fontaine, Georges Marceau et Urwana Coiquaud (2013). Droit des rapports collectifs du travail au Québec, 2e édition, Les Éditions Yvon Blais, Cowansville.

Dufault, Alain (2008). « Un partenariat fondé sur la confiance et la communication », Effectif, vol. 11, no 2, avril/mai.

Eaton, Susan C., Saul A. Rubinstein et Robert B. McKersie (2004). « Building and sustaining labor-management partnerships: recent experiences in the U.S. », Advances in Industrial and Labor Relations, vol. 13, p. 137-156.

Gagnon, Robert P. (2008). Le droit du travail au Québec, Les Éditions Yvon Blais, Cowansville.

Gauthier, Daniel (2004). « La concertation : une nouveauté en relations du travail? », Effectif, vol. 7, no 2, avril/mai.

Gosselin, Alain (2013). « Finalement, être stratégique en ressources humaines, c’est… », Effectif, vol. 16, no 1, janvier/février.

Jalette, Patrice et Mélanie Laroche (2010). « L’incessante adaptation des conventions collectives au Québec », Effectif, vol. 13, no 5, novembre/décembre.

Lapointe, Paul-André, Christian Lévesque, Gregor Murray et Catherine Le Capitaine (2004). La dynamique sociale des innovations en milieu de travail dans le secteur des industries métallurgiques du Québec, Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, no 0412.

Laroche, Mélanie (2013). « La concertation dans les milieux de travail au Québec : quels impacts dans les accords négociés? », Regards sur le travail, vol. 9, no 2, printemps.

Maschino, Dalil (2003). Quelques précisions sur la concertation patronale-syndicale, ministère du Travail, Gouvernement du Québec.

Roy, Mario, Denis Harrisson et Victor Y. Haines III (2006). « Le partenariat patronal-syndical et la gestion des conflits : les rôles clés des représentants », Gestion, vol. 31, no 4, p. 209-215.


Marc-Antonin Hennebert Faulkner, CRIA Professeur titulaire HEC Montréal Département de gestion des ressources humaines