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De la délocalisation à la relocalisation : carte routière

Délocalisation, relocalisation, sous-traitance, externalisation, internalisation, rapatriement d’activités, il faut avouer qu’il n’est pas toujours facile de s’y retrouver parmi tous ces mouvements de la production des biens et services à travers les frontières géographiques et organisationnelles. Ils font néanmoins l’objet de décisions lourdes d’implications pour les relations industrielles dans les entreprises québécoises.

23 septembre 2008
Stéphanie Chevance

Par localisation de la production, on réfère à l’action des dirigeants de situer la production d’un bien ou d’un service en un lieu, physique ou organisationnel, spécifique. Cette question est au cœur même des décisions qui font la mondialisation actuelle. La libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, l’accroissement des possibilités technologiques de coordination de la production en différents lieux, la réduction des coûts de transport, l’établissement de bassins de main-d’œuvre qualifiée dans les pays émergents ainsi que la création d’une industrie de la sous-traitance sont des facteurs ayant contribué à créer un contexte favorable à ces mouvements de production. Trouver l’endroit sur la planète et le mode de production les plus favorables pour l’entreprise est devenu une pratique naturelle de bonne gestion avec laquelle on doit désormais composer. Mais comment peut-on envisager les options de localisation du point de vue d’un milieu de travail situé au Québec?

Une carte routière
Deux décisions de base permettent de définir les options en matière de localisation de la production. Il faut d’abord s’interroger sur le mode d’organisation privilégié : l’activité sera-t-elle réalisée par l’entreprise elle-même dans ses propres établissements (faire) ou sera-t-elle sous-traitée à une autre organisation (faire faire)? L’emplacement géographique est une autre considération importante : l’entreprise conservera-t-elle l’activité de production sur le territoire national où elle a été implantée initialement ou bien la déplacera-t-elle à l’étranger?

La figure 1 montre comment on représente généralement les options de l’entreprise en fonction de ces deux paramètres. La première situation (1) est celle de l’entreprise intégrant et conservant à l’interne et sur le territoire national les diverses étapes du processus de production. Au Québec, les entreprises ne recourant d’aucune façon à l’externalisation, soit le transfert d’activités à l’extérieur d’un établissement donné, demeurent rares. La seconde situation réfère à la sous-traitance au pays (2), c’est-à-dire quand la production est accordée en sous-traitance à un entrepreneur spécialisé qui prend en charge une partie du processus de production ou une activité particulière. Par exemple, l’entreprise belge Sonaca, installée à Mirabel, fournit à Bombardier des panneaux d’ailes qui entrent dans le processus de production de ses avions. Le troisième cas (3) est celui de la délocalisation à l’étranger qui implique que la production est transférée à un autre établissement de la même entreprise dans un pays étranger. Pour poursuivre avec l’exemple de Bombardier, le transfert de ses activités de fabrication de harnais électriques à son usine de Queretaro au Mexique, auparavant produits au Canada et aux États-Unis, montre bien en quoi consiste une délocalisation interne. Enfin, la dernière option prévue dans la matrice est celle de la sous-traitance dans un pays étranger (4). On peut penser ici encore à Bombardier qui confie en sous-traitance la fabrication du fuselage de l’avion régional Q-400 à une entreprise chinoise, Shenyang Aircraft Corporation.

Figure 1

Le problème avec un tel cadre d’analyse est qu’il nous force à réfléchir en termes d’externalisation seulement. Cela crée un biais dans la compréhension des enjeux de la localisation de la production des biens et services donnant l’impression que l’externalisation est la voie unique et inévitable. Si certains lobbys ou consultants peuvent trouver leur compte à promouvoir l’externalisation, il reste qu’il existe une façon plus juste de poser les options qui s’offrent aux entreprises.

En plus de tenir compte des cas qu’on vient de voir, la figure 2 présente de nouvelles configurations des frontières géographiques et organisationnelles permettant d’envisager plus largement les options de localisation du point de vue d’un milieu de travail québécois. Tout d’abord, cette matrice précise la dimension géographique pour refléter la coexistence de différentes législations du travail dans les provinces canadiennes et au fédéral. Les transferts de production n’ont pas les mêmes implications juridiques selon qu’ils se font au sein de la même province ou entre deux provinces. C’est donc un aspect important à considérer dans le contexte canadien.

Figure 2

En second lieu, cette matrice intègre la situation (1) où la production d’un bien ou d’un service est délocalisée d’un établissement à un autre appartenant à la même entreprise sur le même territoire. Les transferts ne sont pas seulement interprovinciaux ou internationaux. Il peut s’agir de rationaliser les opérations de production dans une région privilégiant la fermeture d’un établissement et leur transfert à un autre établissement comme ce fut le cas chez Shermag qui, en 2006, a fermé des centres de distribution pour concentrer ses activités à Montréal. Dans cette catégorie, il y a aussi la régionalisation impliquant une délocalisation d’opérations vers les régions motivée de diverses façons (salaires moins élevés, développement régional, etc.). Par exemple, en 2001, Desjardins a concentré dans un centre situé à Gaspé toutes les tâches administratives liées à la gestion des prêts étudiants effectuées dans les caisses de la province.

En dernier lieu, la seconde matrice est dite dynamique, car elle met en évidence que la question de la localisation du travail productif n’est pas une route à sens unique. Il n’y pas seulement l’externalisation, il y a aussi l’internalisation. On réfère ici aux situations (7 à 12) où une activité réalisée ailleurs est récupérée ou rapatriée par un établissement. L’inclusion de ces éventualités procure une vision plus complète de la dynamique des mouvements de la production impliquant qu’un établissement ne peut pas que perdre des activités, mais qu’il peut aussi en gagner comme le montre l’exemple des établissements d’AFT de Lennoxville et d’AIM de Boucherville qui ont récemment rapatrié des activités auparavant effectuées aux États-Unis.

On parlera aussi de réinternalisation quand il est question d’une activité qui a été externalisée à partir de l’établissement qui la récupère. On reconnaît ainsi que la production d’un bien ou d’un service peut être rapatriée des mêmes endroits où elle a pu être envoyée initialement. Beaucoup moins tendance que les délocalisations outre-mer, les relocalisations n’en font pas moins partie du paysage. La presse européenne a rapporté des cas comme celui de la Lloyds qui a rapatrié au Royaume-Uni un centre d’appels d’abord délocalisé en Inde ou celui du groupe allemand Steiff qui a rapatrié 10 % de sa production dans son pays d’origine suite aux récents ratés de l’industrie du jouet en Chine. Au Canada, bien que l’on sache que certaines multinationales rapatrient des emplois au pays et que des entreprises bénéficient d’une internalisation de certains services, le phénomène est rarement évoqué à quelques exceptions près. Parmi celles-ci, il y a le cas du manufacturier Accessoires de piscines Compétition qui a décidé récemment de rapatrier à son usine de Mirabel une partie de la production qu’il avait délocalisée en Chine en l’an 2000, en raison de la récente croissance des coûts de transport.

Ce dernier exemple illustre bien que toutes les externalisations ne sont pas des succès, que ce soit à cause d’un changement de l’environnement d’affaires ou pour d’autres raisons bien documentées dans la littérature : économies insuffisantes, difficultés avec le contrat, qualité du travail externalisé laissant à désirer, etc. Par ailleurs, le contexte à l’interne peut aussi changer?; ainsi, il peut arriver qu’un milieu de travail jugé non performant pour la réalisation d’une activité qu’on aura externalisée dans un premier temps améliore son rendement et en récupère la réalisation plus tard. Ceci montre que la route de la localisation est une voie à double sens et non à sens unique.

Quelques implications en relations du travail
L’implication la plus importante de la question de la localisation du travail productif est que le lieu de production n’est pas neutre en relations industrielles : la localisation est une source de pouvoir influençant le rapport de force entre les parties. Cet état de fait est à l’avantage des employeurs qui ont l’initiative dans ce domaine, plaçant les autres acteurs (employés, syndicats, gouvernements) sur la défensive. La menace d’externalisation fait partie des moyens à la disposition des employeurs pour contraindre le syndicat et les employés à modérer leurs demandes ou à faire des concessions sur les acquis en négociation. Ces mouvements de production et les projets de développement (avérés ou non) font désormais partie intégrante de la dynamique des négociations collectives et deviennent un objet de discussions important aux tables de négociation auxquelles s’invitent aussi de nouveaux acteurs comme les politiciens et les commerçants locaux à cause des impacts majeurs de ces décisions sur la communauté. La négociation entre Olymel et les employés de son usine à Vallée-Jonction en 2007, celle qui a eu cours la même année à la station de ski du Massif et les concessions faites très récemment par le syndicat de Bombardier pour amener l’entreprise à assembler ses avions de la Série C à Mirabel plutôt qu’aux États-Unis sont des exemples patents de cette nouvelle dynamique où l’ancrage de l’entreprise sur un territoire donné devient un enjeu.

Ce nouveau contexte exige naturellement que les gestionnaires des ressources humaines acquièrent des habiletés poussées en négociation et des compétences en relations du travail afin de dénouer ces situations qui mettent en jeu les emplois existants ou de nouveaux investissements. Bien sûr, ils doivent être en mesure de composer avec les conséquences des décisions prises. Dans un cas de délocalisation, il peut s’agir d’instaurer des mesures destinées aux travailleurs qui perdront leur emploi (paie de séparation, préretraite, soutien à la recherche d’emploi, etc.), tandis que dans un cas d’internalisation, il peut s’agir de mener à bien le recrutement de nouveaux employés, l’intégration des employés transférés ou la formation des employés actuels.

Mais ils doivent aller plus loin pour contribuer véritablement à la prise de décision. La mise en concurrence continuelle des sites les uns avec les autres et avec les sous-traitants nécessite de colliger des informations sur la main-d’œuvre utiles à des comparaisons valables qu’il faudra pouvoir interpréter avec toutes les nuances qui s’imposent. De telles comparaisons doivent dépasser les métriques habituelles comme le coût horaire et le décompte des employés. Les professionnels de la gestion des ressources humaines sont les mieux placés pour faire valoir les qualités et les compétences d’employés qu’ils connaissent bien auprès de la direction, qu’elle soit québécoise, canadienne ou étrangère. Leur capacité à documenter, défendre et promouvoir l’expertise, les capacités et la performance de la main-d’œuvre de leur milieu de travail est très certainement susceptible de faire une différence dans les décisions de localisation. Même si les coûts peuvent peser lourd dans ces décisions, il reste que, s’il y a des personnes en mesure de faire la différence entre coût et valeur de la main-d’œuvre, ce sont bien ces professionnels!

Références

  • Voir entre autres : Berger, S. 2006. Made in Monde: Les nouvelles frontières de l'économie mondiale. Paris : Seuil; Gereffi, G. 2005.The New Offshoring of Jobs and Global Development, Geneva : International Labour Organization, International Institute for Labour Studies; Dicken, P. 2007. Global Shift: Mapping the Changing Contours of the World Economy, 5th ed. London : Sage Publication.
  • Tirée et traduite de : Kirkegaard, J. F. (2007). Offshoring, Outsourcing and Production Relocation – Labor-Market Effects in the OECD Countries and Developing Asia. Washington : Peterson Institute for International Economics. Working Paper, p.42.
  • À titre d’exemple, une enquête menée dans le secteur manufacturier canadien montre que 95 % des établissements sondés au Québec sous-traitent au moins une activité (Jalette, P. (2004), « Sous-traitance dans le secteur manufacturier : une comparaison Québec-Ontario », Gazette du travail, vol. 6 no. 4, hiver, 76-90).
  • Tison, M. (2007), « Sonaca préfère Mirabel à Wichita », La Presse Affaires, vendredi 12 octobre, p.5.
  • « Des Québécois licenciés par Bombardier forment leurs remplaçants mexicains », La Presse Canadienne, jeudi 2006 octobre 2006.
  • Cousineau, S. (2007), « Le pari chinois de Bombardier », La Presse Affaires, vendredi 12 octobre, pp.1-3.
  • Adaptation et traduction de : Kirkegaard, J. F. (2007). Offshoring, Outsourcing and Production Relocation – Labor-Market Effects in the OECD Countries and Developing Asia. Washington : Peterson Institute for International Economics. Working Paper, p.43.
  • « Shermag crée 60 emplois à Montréal », Le Devoir, mardi 11 avril 2006, p. B3.
  • McKenna, A. (2007), « Vous délocalisez? Régionalisez, maintenant! », La Presse Affaires, mercredi 6 juin, p.6.
  • Bureau du Premier ministre (2001), Desjardins implante son nouveau Centre de gestion des prêts étudiants en Gaspésie, communiqué, 17 décembre.
  • Voir : Fisette, G. (2008), « L’opération embauche d’AFT un succès », La Tribune, vendredi 14 mars, p.S5; « Allianz Johnston Madvac embauche », La Presse, samedi 28 avril 2007, cp.11.
  • Treanor, J. (2007), « Lloyds Closes Indian Call Centres », Guardian Unlimited, Friday March 2. Dromard, T. (2007), « Jouets : les ratés du made in China », Le Figaro Économie, jeudi 29 novembre 2007, p.20.
  • Une enquête récente que nous avons menée dans les multinationales au Canada révèle que 13 % d’entre elles ont accru le transfert d’emplois de l’étranger vers leurs opérations canadiennes Bélanger, J., P.-A. Harvey, P. Jalette, C. Lévesque et G. Murray (2006), Employment Practices in Multinationals Companies: Building Organizational Capabilities and Institutions for Innovation, Montréal, septembre. Par ailleurs, une étude de Statistique Canada explique par l’internalisation le fait que les exportations canadiennes de services informatiques, de services d’information et d’autres services aux entreprises ont dépassé les importations entre 1996 et 2004 (Morissette, R. et A. Johnson. 2007. La délocalisation et l’emploi au Canada : quelques points de repère. Ottawa : Statistique Canada, document de recherche).
  • Dans un article sur la situation actuelle du secteur manufacturier paru dans Le Devoir du samedi 19 avril 2008, le journaliste Éric Desrosiers écrit (p.C3) : « Au terme de leur réflexion, des compagnies seraient même arrivées à la conclusion qu’il valait mieux rapatrier certaines activités qu’elles avaient d’abord délocalisées à l’étranger, raconte-t-on » (nous avons souligné).
  • Le Téléjournal, 6 juin 2008 (reportage disponible sur radio-canada.ca le 9 juillet 2008).
  • Voir par exemple : Barthélemy, J. (2003). “The Seven Deadly Sins of Outsourcing, ”Academy of Management Executive. 17: 87-100.
  • Voir à ce sujet : Rainnie, A., A. Herod and S. McGrath Champ (2007), « Spatialising Industrial Relations », Industrial Relations Journal, 38 :2, 102-118; Pottier, C. (2003), Les multinationales et la mise en concurrence des salariés, Paris : L’Harmattan.
  • Jalette, P. et A. Tanguay (2007), « Un vieux discours revampé par les possibilités de délocalisation », Le Devoir, jeudi 1er février, p.A7.
  • Desmeules, S. (2007), « Feu vert au projet du Massif », Le Soleil, vendredi 2 février, p.4.
  • Coulombe, J.-J. (2008), « Bombardier Aéronautique : Les machinistes jettent du lest dans l’espoir de décrocher la Série C », Le Devoir , Lundi 7 juillet, p.A3.

Patrice Jalette, CRIA, Ph. D., professeur, et Stéphanie Chevance, doctorante, École de relations industrielles, Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail, Université de Montréal

Source : Effectif, Volume 11, numéro 4, septembre/octobre 2008


Stéphanie Chevance