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Behaviour Interactif : Créer autrement

Chez Behaviour Interactif (anciennement A2M), pas de salle de billard, de cafétéria accessible jour et nuit ou de service de concierge pour les employés comme en offrent certaines entreprises de jeux vidéo. La firme a plutôt choisi de miser sur l’équilibre travail/vie personnelle pour attirer et surtout fidéliser ses employés.

28 février 2011
Guylaine Boucher

Une approche portée par une culture entrepreneuriale forte qui alimente elle aussi le sentiment d’appartenance à l’entreprise. Quand discipline et créativité vont de pair…

Plus important studio indépendant de jeux vidéo au Canada, Behaviour Interactif a connu, en dix-huit ans d’existence, des épisodes de croissance frénétique. En dépit des hauts et des bas caractéristiques de l’industrie, l’entreprise est toutefois parvenue à préserver ses acquis et compte aujourd’hui 375 employés répartis entre le siège social de Montréal et son bureau au Chili. Un succès attribuable au mode de gestion de l’entreprise, selon son président fondateur, Rémi Racine. « J’ai perdu plusieurs compétiteurs. Certains ont fusionné ou ont vendu, d’autres ont carrément fermé leurs portes. Si nous sommes toujours en affaires, c’est que nous sommes très disciplinés et que nous sommes restés fidèles à notre modèle d’entreprise. »

Or, depuis 1999, ce modèle d’entreprise a peu de chose à voir avec ceux de ses compétiteurs. Après des années passées à travailler bien au-delà de quarante heures par semaine, Rémi Racine a en effet choisi de tirer un trait sur cette façon de faire. Un choix qui a conditionné la suite de l’histoire. « Quand nous avons commencé, dit-il, nous n’étions pas différents des autres. Les gars – l’industrie est majoritairement composée d’hommes – gardaient un oreiller dans leur bureau et couchaient là régulièrement. Ils avaient en moyenne vingt-six ans, mais ils étaient fatigués et n’étaient pas capables de se reposer, même en vacances. C’était complètement fou. À un certain moment, j’en ai eu assez de les voir aller comme ça et je me suis dit qu’il fallait que ça change. » Le changement a été radical. Dorénavant, sauf exception, les projets seront budgétés et gérés sur quarante heures par semaine.

Une décennie plus tard, Behaviour Interactif persiste et signe. « Il y a bien sûr des périodes de pointe au cours de l’année, mais nous avons des moyens pour gérer ces situations. La très grande majorité du temps, les gens travaillent quarante heures par semaine », confirme la vice-présidente des ressources humaines, Geneviève Guité, CRHA. De son point de vue, l’offre de service aux employés est d’ailleurs cohérente avec la vision de l’entreprise. « Quand une entreprise offre le déjeuner, le dîner et le souper à ses employés, elle envoie le message qu’elle trouve normal que les gens passent soixante ou soixante-dix heures par semaine au bureau. Chez Behaviour, précise-t-elle, nous n’avons pas de lounge, de salle de billard, de médecin ou de pédiatre qui effectuent des consultations au bureau. Nous voulons que les gens soient au bureau à l’intérieur des heures normales de travail et il n’est pas question qu’ils vivent ici. Nous leur offrons d’ailleurs des journées personnelles pour s’occuper des imprévus familiaux. »

Une différence qui attire
À des années-lumière de ce qui se fait généralement dans l’industrie, la philosophie de gestion de la firme pose un défi supplémentaire en matière de recrutement et de fidélisation de personnel, reconnaît Geneviève Guité. Pour pallier ce fait, la firme mise sur l’équilibre travail/famille et l’appartenance à l’entreprise. « Certains studios attirent des gens en début de carrière qui sont prêts à se donner corps et âme pour avoir un jeu très connu dans leur portfolio. Pour notre part, explique-t-elle, nous attirons des gens qui adorent le jeu vidéo, qui ont une famille ou de jeunes enfants et qui veulent aussi trouver un certain équilibre entre le travail et leur vie personnelle. C’est d’ailleurs ce que nous vendons lorsque nous effectuons du recrutement. »

La taille de l’entreprise et le fait de pouvoir côtoyer quotidiennement le président fondateur sont aussi des éléments d’attraction. « Notre côté entrepreneur et le fait que nous ne soyons pas une succursale d’un siège social français ou californien nous distinguent nettement des autres studios, avance Geneviève Guité. Ici, ajoute-t-elle, les individus peuvent faire une différence et influencer le processus décisionnel beaucoup plus rapidement qu’ailleurs, parce qu’ils peuvent eux-mêmes exposer leurs idées au président fondateur. Ils ont de l’influence. Certains partent et reviennent d’ailleurs chez nous pour cette raison. Ils n’ont pas l’impression d’être un numéro. Ils comptent dans l’histoire. »

Communiquer
Consciente de cette plus-value, l’entreprise multiplie les occasions d’échanges avec les employés. Ainsi, deux fois par année tous les employés sont invités à une présentation « All Hands » où l’on dresse non seulement un bilan des projets en cours, mais aussi une prospective de l’avenir. Plus encore, des déjeuners-causeries avec le président ont lieu toutes les deux semaines dans les différentes équipes de travail. Réunissant une vingtaine de personnes à la fois, l’approche permet de garantir à chaque membre du personnel un certain temps d’antenne auprès de la haute direction. Et c’est sans compter la rencontre mensuelle des directeurs et le forum organisationnel auquel sont conviés les cadres dirigeants de l’entreprise.

Fidéliser et mobiliser
Attirer des candidats est une chose, fidéliser son personnel en est une autre. Dans l’industrie du jeu vidéo, le taux de roulement oscille en effet entre 10 % et 20 % par année. Behaviour Interactif ne fait pas exception à la règle. Question de déjouer les pronostics, l’entreprise a consacré une bonne partie de ses efforts au cours des deux dernières années à la mise en place de mesures de fidélisation. Ainsi, les structures de poste ont été redéfinies de même que les échelons salariaux correspondants. « De 2005 à 2008, l’entreprise a connu une croissance phénoménale. Nous avons eu jusqu’à 450 employés à cette époque. Nous étions constamment en mode réactif. Quand quelqu’un voulait partir, nous tentions de le retenir en ajustant son salaire, en lui offrant une promotion ou autre chose. Si nous voulons rester fidèles à notre modèle d’entreprise, il faut être discipliné et éviter ce genre de choses. Il fallait trouver une façon de faire les choses autrement. »

L’entreprise a donc décidé d’intervenir le plus rapidement possible auprès du personnel afin qu’il perçoive l’intérêt de rester en poste à moyen et long termes. Pour ce faire, les employés de la boîte ont depuis peu accès à un programme de développement personnel. Terminée l’époque où, pour progresser dans l’entreprise, un programmeur devait nécessairement devenir gestionnaire. Le nouveau programme mis en place propose trois parcours d’évolution. « Le programme est comme une autoroute et notre rôle est d’enlever les obstacles pour que les gens puissent rouler à la vitesse qu’ils désirent », résume Geneviève Guité.

À cela s’ajoutent une panoplie d’activités sociales et un effort particulier pour valoriser la créativité. À titre d’exemple, le concept Art2Mind promeut le talent des employés en organisant dans les locaux de l’entreprise des expositions d’illustrations, de photos ou d’autres créations, accompagnées d’un vernissage.

Un rôle stratégique
Selon la vice-présidente des ressources humaines, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’appui indéfectible des autres membres de la direction. Geneviève Guité siège d’ailleurs au comité de direction de l’entreprise, ce qui est témoigne de la préoccupation de l’entreprise pour la gestion des ressources humaines. « Je suis, dit-elle, aux premières loges quand se prennent les décisions. Mon président me fait confiance et l’équipe exécutive également. Je suis privilégiée. » Rien n’était pourtant gagné d’avance. À son arrivée dans l’entreprise en 2008, la croissance avait laissé des marques et généré beaucoup de chaos. La crédibilité du service des ressources humaines avait été un peu entachée au passage et il fallait livrer rapidement des résultats significatifs pour renverser la vapeur.

Gestion de performance… performante!
Les ajustements apportés au programme d’évaluation, l’élaboration des structures de postes et le programme de gestion de talents ont compté pour beaucoup. « Pour toute sorte de raisons, précise madame Guité, les structures de postes étaient plutôt floues. Évidemment, ça nuisait à l’évaluation parce que les gestionnaires ne savaient plus très bien ce qu’ils étaient en droit d’attendre de telle ou telle personne. Bref, dit-elle, il y avait des irritants majeurs. Nous avons refait les fondations et établi des bases solides rapidement. La démarche a permis aux gens de voir la plus-value que pouvaient apporter les ressources humaines. »

Le changement de perception du service des ressources humaines dans l’entreprise constitue d’ailleurs la plus grande satisfaction de Geneviève Guité. « Quand on travaille avec un dirigeant entrepreneurial, il ne faut pas être trop théorique dans notre approche. Il faut avoir des idées simples, être efficace et passionné d’exécution. Nous faisons du hors-piste tous les jours, il faut savoir s’ajuster. Les gens avaient besoin de se faire dire que les choses progressaient en dépit du contexte économique difficile. Nous y sommes parvenus et je crois, dit-elle, que ce nous avons construit pourra durer parce qu’il est enraciné dans la culture fondamentale de l’entreprise. Cela nous permettra d’être nous-mêmes et de passer à l’âge adulte. »

Chose certaine, Rémi Racine se dit plus que jamais convaincu du bien-fondé de sa philosophie de gestion. « L’industrie n’a pas vieilli. Les gens continuent de travailler comme des fous et il faut se battre très fort avec nos clients pour les convaincre que nous sommes en mesure de remplir leurs commandes même si nous ne travaillons pas les fins de semaine. Je crois même que nous perdons certains contrats à cause de cela. Par contre, quand je vois les résultats, notre efficacité d’exécution, je suis convaincu de l’approche. Travailler soixante heures par semaine est la meilleure manière de ne pas être efficace. Nous n’avons jamais eu autant de problèmes et de bogues dans nos jeux que lorsque les gens dormaient au bureau. Ils étaient tellement fatigués qu’ils ne voyaient plus rien. Il est hors de question de revenir en arrière. Nous avons fait la preuve qu’il est possible de créer autrement. »

Guylaine Boucher, journaliste indépendante

Source : Effectif, volume 14, numéro 1, janvier/février/mars 2011.


Guylaine Boucher