Vous lisez : Comment obtenir plus de bonheur pour son argent?

« Le niveau du salaire n’a pas de lien avec le bonheur », a déclaré d’entrée de jeu Elizabeth Dunn, lors du Rendez-vous de la rémunération de l'Ordre, en septembre 2014 à Montréal. Recherches à l’appui, cette professeure de psychologie de l’Université de la Colombie-Britannique a fait part à l’assistance de sa principale conclusion : donner rendrait plus heureux que posséder. De quoi réviser la théorie de la motivation basée sur la distribution de bonis et reconsidérer la rémunération incitative? Explications.

Satisfaction éphémère versus bonheur durable
Chaque année, la plupart des entreprises distribuent des bonis à leurs employés, en plus de leur salaire de base. Cette prime à la performance représente un pourcentage (10 % en moyenne) du salaire brut de l’employé selon l’évaluation de sa contribution personnelle ou d’équipe et les profits de l’entreprise. Une manière pour les employeurs de récompenser une productivité accrue ou une contribution remarquée. Chaque régime incitatif a ses propres particularités.

Pour autant, est-il certain que cette incitation pécuniaire produise les effets désirés, notamment plus de productivité, plus de mobilisation, une réelle satisfaction personnelle? Selon Elizabeth Dunn, une prime ou une augmentation de salaire procurerait une satisfaction très éphémère qui ne rendrait pas un employé plus heureux. Pour créer un bonheur durable, la conférencière croit davantage dans la manière de dépenser une prime que dans le montant de la prime elle-même.

L’argent fait le bonheur. Oui, mais…
Certes, l’argent fait le bonheur, du moins à un certain niveau de revenus et d’autant plus s’il est bien dépensé, affirme Elizabeth Dunn.

Premier constat : au-delà d’un niveau de revenus dit « confortable », les gains supérieurs n’apporteraient pas davantage de satisfaction. Un sondage réalisé aux États-Unis en 2008-2009 par l’économiste Angus Deaton et le psychologue Daniel Kahneman de l’Université Princeton confirmerait ce constat. Au-delà de 75 000 $ en moyenne, une augmentation de salaire ne s’accompagne pas nécessairement d’un gain de satisfaction.

Deuxième constat : c’est moins le montant du revenu que la manière de le dépenser qui procure du bonheur. Les manières les plus enrichissantes de dépenser son argent ne sont donc pas nécessairement celles que l’on croit. D’après leurs recherches réalisées avec des sociétés du Fortune 500, il apparaît à Elizabeth Dunn et Michael Norton, professeur de marketing à l’université Harvard, que l’argent dépensé pour vivre une expérience satisfaisante (voyages, activités, découvertes) procure plus de bonheur que l’acquisition de biens matériels (tenus rapidement pour acquis).

Et lorsqu’il fait ces dépenses pour les autres plutôt que pour lui, l’individu s’en porterait encore mieux! C’est ce que révèle une seconde étude où les deux chercheurs ont évalué le degré de satisfaction de seize employés d’une entreprise de Boston, qui avaient reçu des primes allant de 3000 $ à 8000 $. Ceux qui ont consacré un tiers de leur boni à autrui affichaient un indice de bonheur supérieur de 20 % par rapport à ceux qui avaient gardé l’argent pour eux. Conséquence : quand il s’agit de rendre les employés plus heureux, mieux vaut miser sur des bonis prosociaux que les employés donneront à leur tour à des organismes de charité au nom de l’entreprise. « Le don est une composante de la nature humaine », résume Elizabeth Dunn. C’est, selon le titre de leur ouvrage, de l’argent heureux (happy money).

Optimiser le plaisir de donner et la performance
Les employés qui donnent en retour une part significative de leur boni à des causes sociales seraient donc plus heureux que ceux qui le gardent pour leur propre usage, soutiennent Elisabeth Dunn et Michael Norton. Et pour optimiser encore ce plaisir lié au don, la conférencière indique quatre principes clés du bonheur.

  • Il faut laisser l’employé choisir librement l’oeuvre caritative ou la personne bénéficiaire de ce don.
  • Le bénéfice psychologique du don est encore plus évident s’il engendre un contact social, une expérience, une rencontre (plutôt qu’un chèque envoyé par la poste).
  • De plus, « les employés sont plus heureux s’ils constatent les répercussions concrètes de leur don », affirme Mme Dunn. Encore mieux, permettre à l’employé de s’investir avec bonheur dans une cause ne serait pas sans bénéfice pour l’entreprise. « Les recherches montrent que les bonis prosociaux ont augmenté la performance de l’équipe quelle qu’elle soit. »
  • Enfin, donner du temps rémunéré ajoute de la valeur au travail. Elizabeth Dunn cite à titre d’exemples ces institutions ou ces entreprises qui offrent une année sabbatique tous les sept ans à leurs employés; le cas de Google qui autorise ses employés à consacrer 20 % de leur temps de travail à un projet personnel ou à une expérience de bénévolat; la directive d’allouer trente minutes de son temps à quelqu’un d’autre... « Tout cela accroît la richesse du temps », déclare-t-elle. L’idée derrière ces principes : le rendement en bonheur de ses dépenses serait démontrable. Les dons en argent redistribué ou en temps rémunéré constitueraient, en somme, un bon placement. Et de conclure que « les employés les plus heureux sont aussi les plus productifs ».

Ajouter de la valeur au travail et du cœur à l’ouvrage
À la suite de sa propre étude sur l’impact de la rémunération sur la motivation des employés, Jacques Forest, CRHA et psychologue organisationnel, abonde dans le sens d’Elizabeth Dunn. Pour ce chercheur au CIRANO et professeur à l’ESG-UQAM, chercher à « acheter le bonheur », sous forme d’incitatif strictement pécuniaire, est un mauvais calcul. Un boni, à lui seul, ne fait pas le bonheur. La volonté de faire de l’argent demeure une source de motivation plus faible que le plaisir de travailler, la conscience de sa contribution à l’effort collectif et la fierté du travail bien fait. Et de citer pour preuve le sondage réalisé auprès de 836 membres de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés : pour plus de 85 % des répondants, le salaire et les bonis ne sont pas les facteurs qui expliquent le mieux leur performance au travail; ce serait plutôt l’autonomie dans l’exécution des tâches (30 %) et l’ambiance de travail (30 %).

« Une erreur est de surévaluer le pouvoir de l’argent », affirme-t-il. Une autre erreur consiste à valoriser l’argent pour des motifs négatifs, comme se comparer socialement, s’autovaloriser, surmonter ses doutes personnels, etc. Selon le chercheur, l’entreprise gagnerait à encourager un rapport sain à l’argent plus que des sentiments avides. De plus, travailler en vue d’être récompensé financièrement relève d’une motivation externe, source potentielle de difficultés sur les plans psychologique (distraction), physique (épuisement), comportemental (compétition) et économique (plus de dépenses en santé). C’est sans compter le sentiment de frustration des grands perdants à ce jeu de distribution des bonis!

Autre effet pervers du système de bonis : le risque de rendre les employés contre-performants, estime Jacques Forest. Et si on ajoutait plutôt de la valeur au travail et du coeur à l’ouvrage pour donner le goût de travailler? Une façon de valoriser une motivation plus intrinsèque et les vrais besoins des employés que sont l’autonomie, la compétence et l’affiliation sociale, selon M. Forest.

Applications pratiques en entreprise
Quelles peuvent être les applications pratiques de la théorie de Mme Dunn? Ces conclusions de recherche remettent-elles en cause le lien de causalité entre rémunération et performance? Geneviève Cloutier, CRHA, associée, rémunération et performance chez Normandin Beaudry, juge intéressante « cette introduction de la psychologie positive dans les sphères de la gestion ». Selon elle, la théorie de Dunn montre les limites de la théorie de l’agence développée par les chercheurs américains Michael Jensen et William Meckling, selon laquelle le système de rémunération doit faire converger les intérêts des salariés et ceux des actionnaires afin de maximiser la performance de l’entreprise. « Les bonifications créées par les spécialistes en management appartiennent au monde des affaires, selon une logique économique en termes de coûts, d’opportunités, de menaces et de perspectives », précise-t-elle. Elles reposent sur l’hypothèse du pouvoir de motivation lié aux primes au rendement.

Toutefois, cette perspective économique et la théorie d’Elizabeth Dunn, loin d’être en opposition, peuvent être complémentaires, estime Mme Cloutier. « Inspirés par les travaux de Jacques Forest et ceux d'Élizabeth Dunn, nous avons intégré la théorie de cette dernière comme un élément nouveau d’une stratégie de rémunération variable sans, toutefois, mettre de côté le programme traditionnel de bonification. Sur un potentiel de rémunération variable, 5 % peuvent être basés sur des mécanismes alternatifs de rémunération centrés sur la reconnaissance du travail d’équipe, mais 95 % demeurent dans la perspective de la théorie de l’agence pour maximiser les profits de l’entreprise », affirme Mme Cloutier.

Destiner une portion de l’enveloppe de rémunération à reconnaître le travail d’une équipe ou d’un membre de son équipe influence les comportements à certaines conditions. Le don doit avoir un sens pour le donataire et le destinataire, comme une attention particulière soulignant une contribution significative au travail. Selon Mme Cloutier, l’effet de ce don est renforcé par la symbolique du partage. Exemple : un gestionnaire peut offrir de façon discrétionnaire une sortie sportive (avec invité de son choix) à deux employés qui ont su travailler de façon synergique. Un autre exemple? Inviter un employé méritant à participer avec son patron à un congrès de formation dans une grande ville. Ces moments de partage multiplient l’effet de cette récompense, estime Mme Cloutier. « C’est la puissance de la théorie de Mme Dunn : le plaisir de redistribuer peut venir compléter un chèque-cadeau ou un événement festif ». Selon cette experte, cette culture de reconnaissance et de partage peut même devenir entraînante tant les employés se sentent mieux appréciés dans leur travail. Un bonheur partagé est un bonheur communicatif!

Myriam Jézéquel, journaliste indépendante

Source : Effectif, volume 18, numéro 1, janvier/février/mars 2015.


Références

Elizabeth Dunn et Michael Norton. Happy Money: The Science of Smarter Spending, Simon & Schuster, 197 p.

Angus Deaton et Daniel Kahneman. Sondage cité dans le blogue : www.lesaffaires.com/blogues/sophie-stival/avoir-du-bonheur-pour-son-argent/571471

Forest, J., M. Gagné, C. Fernet, N. Gillet, C. Parenteau, A. Thibault Landry, S. Girouard et L. Crevier-Braud (2013). « L’argent achète-t-il le bonheur et la performance? Une perspective selon la théorie de l’autodétermination », in C. Martin-Krumm, C. Tarquinio & M.-J. Shaar (Eds.), Psychologie positive en environnement professionnel (p. 329-349). Bruxelles: De Boeck.

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