Vous lisez : Les effets de la rémunération variable sur la motivation et la performance : incertains!

On ne peut pas traiter de l’efficacité des régimes de rémunération variable sans considérer les théories de la motivation ainsi que les études sur le sujet. Ce texte vise à synthétiser le message de quelques théories ainsi que les conclusions des nombreuses recherches sur le sujet afin d’en tirer des constats pertinents pour la pratique.

Les théories ayant un préjugé favorable ou défavorable envers la rémunération variable


La plupart des théories comportementales de la motivation – telles les théories de l’équité, de l’atteinte des objectifs, des attentes, du conditionnement opérant, de la justice du processus – avancent que la rémunération comme forme de récompense peut, sous certaines conditions, favoriser la motivation et, donc, les performances individuelles et collectives. Ces théories, comme les théories économiques traditionnelles et la populaire théorie de l’agence, présument que les incitations financières sont un stimulant important à considérer pour motiver le personnel et, surtout, pour aligner leurs intérêts et leurs comportements individuels sur la performance de l’organisation.

D’autres théoriciens portent un regard plus critique. Selon la théorie de l’attribution ou de la double justification de Lepper et al. (1973), récompenser des personnes qui font une tâche intéressante les incite à attribuer leurs comportements à la récompense extrinsèque au détriment de la motivation intrinsèque pour laquelle ils la faisaient avant. Dans la foulée de cette croyance, Deci et Ryan mettent de l’avant, dans la théorie de l’évaluation cognitive (1985) que les personnes percevant les récompenses comme une rétroaction sur leurs propres compétences (l’estime de soi) retirent plus de plaisir à réaliser une tâche en soi (une plus grande motivation intrinsèque) et sont davantage incitées à faire ce pour quoi elles sont récompensées. À l’inverse, lorsque les personnes perçoivent les récompenses comme des mesures de contrôle, elles tendent à devenir de plus en plus portées à faire seulement ce qui est récompensé, car elles attribuent le mérite des efforts à l’obtention des récompenses plutôt qu’à la motivation intrinsèque.

Certains économistes ont commencé à intégrer le concept de motivation intrinsèque pour comprendre les comportements pro-sociaux comme le don de sang, le bénévolat, etc. C’est le cas de la théorie de l’éviction de Frey and Jegen (2001); celle-ci assume que les récompenses extrinsèques évincent la motivation intrinsèque si elles sont vues comme une mesure de contrôle; au contraire, elles la stimulent si elles améliorent l’estime de soi et le sentiment d’auto-détermination. Selon eux, cette théorie permet de comprendre pourquoi des bénévoles qu’on récompense travaillent moins et pourquoi les retards des parents pour récupérer leurs enfants à la garderie augmentent après l’instauration d’un système d’amendes. Selon eux, le fait d’octroyer une telle récompense ou une telle pénalité externe a changé leur relation avec l’organisation qui est passée d’un choix personnel à un arrangement économique. Dans la même foulée, les économistes Bénabou et Tyrole (2006) ont élaboré une théorie selon laquelle les comportements pro-sociaux dépendraient de trois incitations : intrinsèque, extrinsèque et « réputationnelle » (l’image que l’on veut projeter de soi-même). Selon eux, il est possible qu’en rémunérant le don de sang pour inciter les personnes à donner davantage mène à l’effet inverse, soit de faire baisser le nombre de donneurs, ceux-ci ne voulant pas être perçus comme faisant ce don pour l’appât du gain, ce qui change la valeur de leur action à leurs propres yeux.

Les écrits sur la rémunération variable destinés aux praticiens
Dans le milieu des affaires, le courant prescriptif recommandant le recours à la rémunération variable reste toujours important. Toutefois, le message plus critique à l’égard des récompenses extrinsèques perdure. Par exemple, en 2012, Effectif publiait un texte de Forest et al. intitulé « Pourquoi l’argent motive peu ou mal? ». En 2009, Daniel Pink indiquait dans Drive: the surprising truth about what motivates us les limites des récompenses extrinsèques, incluant la potentielle diminution de la motivation intrinsèque et de la performance. Déjà en 1993, Alfie Kohn, dans son ouvrage intitulé Punished by Rewards et dans l’article « Why incentives plans cannot work? », prescrivait pour sa part de se méfier des incitatifs parce qu’ils peuvent :
  • diminuer l’intérêt pour la tâche et induire le sentiment d’être puni : plus on insiste sur les récompenses, plus les employés perçoivent leur travail comme un préalable à leur obtention et moins ils considèrent leurs tâches comme une source de satisfaction;
  • nuire aux relations interpersonnelles : les récompenses peuvent inciter les employés à rivaliser entre eux et à moins consulter leur superviseur; ce dernier peut être moins prompt à aider ses subordonnés afin qu’ils méritent les récompenses;
  • nuire à la résolution des problèmes et à la créativité : l’octroi de récompenses incite les employés à prendre moins de risques par peur de se tromper et d’en être pénalisés.
Les résultats des études
Dès la fin des années 1990, bien des chercheurs ont mené des revues – de type méta-analyse – afin d’examiner les effets des récompenses extrinsèques, souvent autres que les récompenses basées sur la performance, sur la motivation intrinsèque. Ainsi, la méta-analyse de 128 études effectuées principalement auprès d’étudiants (souvent selon un design expérimental) a confirmé que les récompenses extrinsèques ou tangibles peuvent avoir un effet négatif sur le sentiment de liberté (Deci et al., 1999). Toutefois, analysant aussi les études passées, au nombre de 101, Cameron et ses collaborateurs concluent que l’impact négatif des récompenses sur la motivation intrinsèque résulte plutôt du fait qu’elles avaient été réalisées en laboratoire où les conditions sont manipulées d’une manière qu’on ne retrouve pas dans les entreprises.

En parallèle, Eisenberg et ses collaborateurs (1999) ont aussi entrepris d’évaluer les effets des récompenses sur la motivation intrinsèque. Pour cela, ils n’ont retenu que les 43 études menées sur le terrain qui faisaient partie de l’échantillon de la méta-analyse de Deci et al. Leurs résultats sont à l’opposé : les récompenses ont un effet positif sur le sentiment d’autodétermination ou de contrôle des personnes. Ces chercheurs proposent la théorie de l’intérêt général. Selon eux, le contenu du travail et le contexte de travail – dont une composante peut être la rémunération variable – peuvent avoir un effet positif sur la motivation intrinsèque dans la mesure où ils communiquent que la réalisation de certaines tâches est importante et pertinente et qu’elle peut aider à satisfaire des besoins, désirs et attentes individuelles (et vice versa). Selon eux, la rémunération variable peut même augmenter la motivation intrinsèque des personnes occupant un emploi ennuyant ou routinier, parce que sa valeur symbolique peut permettre de communiquer et d’améliorer leur perception à l’égard de l’importance du travail accompli, leur sentiment de compétence et de contrôle (auto-détermination) sur leur travail, tous des préalables à leur motivation intrinsèque. En somme, pour ces auteurs, c’est la culture de gestion d’une organisation et la personnalité des employés qui influencent la motivation intrinsèque du personnel plus que la rémunération variable.

Des méta-analyses subséquentes montrent aussi que les incitations pécuniaires ont un effet très positif sur le rendement au point de vue quantitatif, et ce, de manière plus marquée dans les études sur le terrain que dans les études menées en laboratoire (Gupta et Mitra, 1998; Jenkins et al., 1998). Une étude menée par Fang et Gerhart en 2012 confirme que les motivations intrinsèque et extrinsèque sont positivement liées. Les chercheurs expliquent ce résultat par le fait que les régimes de rémunération variable, de par leur caractère concret, augmentent le sentiment de compétence personnelle et de contrôle des personnes. Ils expliquent aussi ce résultat par l’effet de tri par lequel les employés ayant des traits particuliers sont plus susceptibles d’accepter un poste au sein d’une firme rémunérant les performances.

En conclusion, d’après les recherches, il est possible que les récompenses extrinsèques mènent à une diminution comme à une augmentation de la motivation intrinsèque ou même qu’elles n’aient pas d’effet sur celle-ci. Comme le constatent également Ledford et al. en 2013, les études ne démontrent absolument pas que les régimes de rémunération variable ne peuvent pas fonctionner en raison de leurs effets négatifs sur la motivation intrinsèque. D’ailleurs, les auteurs ou praticiens qui véhiculent cette conclusion vont au-delà de ce que les théoriciens ont effectivement trouvé. Comme l’ont avancé Deci et al. (p. 657), la théorie de l’évaluation cognitive « propose précisément que c’est parce que les personnes sont contrôlées par les récompenses qu’elles deviennent moins intrinsèquement motivées ». Déjà en 1999, les auteurs de l’effet de sur-justification, Lepper et ses collaborateurs, concluaient que plus de 80 % des études publiées démontraient que les récompenses peuvent réduire, ne pas réduire et même augmenter l’intérêt intrinsèque selon les conditions. Notons d’ailleurs que les écrits plus récents sur cette perspective théorique plus critique, appelée la théorie de l’auto-détermination (Gagné et Deci, 2005), reconnaissent que des récompenses extrinsèques peuvent être plus ou moins efficaces selon leur nature, le contexte de travail, les conditions de travail, le type de travail (simple, monotone, varié, enrichissant), les traits des personnes, etc.

Trois constats
Trop compter sur la rémunération variable peut être nuisible aux personnes et à l’organisation

Selon le contexte, les personnes, la gestion et même le moment, un régime de rémunération variable peut être tout aussi bien efficace, non efficace ou neutre. On doit veiller à gérer la rémunération variable de sorte qu’elle ne mette pas la santé des employés en péril, qu’elle ne les incite pas à prendre des décisions ou à adopter des comportements qui ne sont pas dans l’intérêt véritable de l’organisation et des clients. Depuis la crise financière de 2008 et les scandales frauduleux du début des années 2000, on sait très bien que le recours abusif à la rémunération variable peut mener à des malversations et à des comportements dysfonctionnels. Récemment, des auteurs ont conceptualisé une théorie de la fraude par un triangle dont les pointes sont : les pressions, les occasions et la justification (Beasley et al., 2001 et Free et al., 2007). Ainsi, des régimes de rémunération variable qui octroient des récompenses très importantes peuvent exercer une pression indue sur les personnes, les incitant à tout faire pour les obtenir, leur permettant de justifier l’injustifiable et les poussant même à tricher dans la mesure où les règles du jeu sont soumises à trop peu de contrôle.

Trop compter sur la motivation intrinsèque ne suffit pas pour gérer les personnes et optimiser leur contribution
Présumer que la motivation intrinsèque est toujours bénéfique ou constructive est aussi faux. Les effets de la motivation intrinsèque sont aussi fonction du contexte et des personnes. Le pouvoir de motivation du contenu et du sens du travail – tout comme l’attrait des récompenses tangibles ou de la rémunération variable – varie d’une personne à l’autre, selon le moment et le contexte. Certaines personnes veulent des récompenses tangibles comme une rémunération variable.

Par ailleurs, le plaisir individuel que des personnes retirent d’une activité n’est pas automatiquement lié à l’intérêt collectif. L’exemple le plus frappant peut venir du milieu universitaire. Ainsi, certains professeurs éprouvent une grande motivation intrinsèque dans leurs recherches, mais négligent les activités liées à l’enseignement, pourtant au cœur de ce qu’on attend d’eux. Ils sont tellement convaincus que leur motivation intrinsèque envers l’activité de recherche est LA bonne à avoir, qu’ils réclament haut et fort des incitatifs pécuniaires des dirigeants des universités pour les récompenser à cet égard. En réaction, d’autres professeurs – plus intrinsèquement motivés par l’enseignement – réclament eux aussi des récompenses sur des indicateurs pédagogiques pour des raisons d’égalité et de justice. En somme, le discours « supposément plus digne » sur les récompenses intrinsèques risque tout autant que le discours sur les récompenses extrinsèques de mener à des surenchères sans fin et à des dysfonctions collectives, si on valorise les intérêts personnels et politiques des individus plus que la mission et les valeurs collectives.

Formuler des constats généralisables en une règle ou en une recette est impossible
La motivation au travail n’est pas si simple à comprendre et elle ne se gère pas. Si la différence entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque peut apparaître assez claire du point de vue théorique et empirique, les incidences pratiques et concrètes de cette distinction sont plutôt minces. L’observation et la gestion de la motivation des employés, sur le terrain et au quotidien, s’avèrent impossibles, car elle reste un construit qui ne s’observe pas, étant dans la
tête des personnes.

Rien n’est évident. Les récompenses pécuniaires peuvent être perçues comme une punition et ne pas motiver, tout comme elles peuvent être vues comme une marque de reconnaissance et motiver. Elles peuvent améliorer le rendement, le diminuer ou ne pas avoir d’effet autant au niveau quantitatif que qualitatif. Elles peuvent influencer ou non l’adoption de certains comportements qui peuvent être bénéfiques ou nuisibles à l’organisation et aux personnes.

L’ampleur d’un lien potentiel positif ou négatif entre les récompenses pécuniaires et les performances individuelles et collectives dépend des caractéristiques de l’organisation (climat, participation, appui de la direction, autres pratiques de reconnaissance, barrières contextuelles à la performance, etc.), du travail (complexité, interdépendance des tâches, nature des objectifs, contrôle sur son travail, etc.), des personnes (valeurs, traits de personnalité, qualité de supervision, compétences, etc.) ou de la manière dont les récompenses sont octroyées (critères, octroi simultané ou cohérent de récompenses non pécuniaires, etc.). Voilà pourquoi il faut exercer un suivi : ce qui globalement fonctionne un jour peut tourner au vinaigre ensuite!

Pour conclure, un avertissement : ce texte porte uniquement sur les effets des récompenses tangibles – comme la rémunération variable – sur la motivation et la performance. Ce faisant, nous avons ignoré le fait que les organisations peuvent aussi y avoir recours pour attirer et fidéliser leur personnel. À cet égard, bien des théories proposent un lien entre la rémunération variable et l’attraction et la fidélisation du personnel : la théorie basée sur les ressources de Barney (1991), la théorie du différentiel compensatoire de Brown (1990), la théorie de la gestion des impressions et des signaux de Arrow (1973) et de Spence (1974). Ces théories ont engendré un certain nombre de recherches, qui mènent aussi à conclure que la rémunération variable peut avoir des effets négatifs, positifs ou neutres sur l’attraction et la fidélisation des talents selon les organisations, le contexte, les personnes et les caractéristiques de gestion. Dans leur excellent ouvrage intitulé Faits et foutaises dans le management, publié en 2006, Pfeffer et Sutton décrivent comment les incitations financières motivent, mais pas toujours en bien et comment les systèmes d’incitations financières attirent les talents, mais pas toujours ceux qu’on souhaite.

En somme, on peut voir dans la rémunération une panacée, un préalable essentiel au succès, un destructeur de valeur ou une nuisance au bonheur… mais la réalité des personnes au travail n’est pas si simple!

Les constats de l’effet de la rémunération variable sur la motivation et la performance
  • Compter sur la rémunération variable ou s’appuyer sur une rémunération variable mal gérée (ou dans des conditions données) peut être nuisible aux personnes et à l’organisation.
  • Compter sur la motivation intrinsèque pour expliquer les décisions et les actions des personnes et, donc, pour les gérer et optimiser leur contribution ne suffit pas.
  • Formuler des constats généralisables en une règle ou en une recette est impossible.

Adaptation d’un chapitre d’un livre à paraître en 2014: St-Onge, S. Gestion de la rémunération: théorie et pratique (3e édition), Gaëtan Morin et La Chenelière éducation éditeur. Afin d’alléger le texte, la majorité des références et notes de bas de page ont été retirées.

Sylvie St-Onge, CRHA, Ph. D., ASC, professeure titulaire, Service de l’enseignement du management, HEC Montréal

Source : Effectif, volume 16, numéro 5, novembre/décembre 2013.

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