Vous lisez : Pourquoi l’argent motive peu ou mal

Il est généralement admis que l’argent retiré d’une relation d’emploi, soit la rémunération, est l’une des raisons principales pour travailler. « Il faut travailler pour vivre », selon le dicton. En outre, selon Locke, Feren, McCaleb, Shaw et Denny, la rémunération est la technique motivationnelle la plus efficace dans le contexte du travail.

Or, bien que la rémunération globale (rémunération de base, rémunération variable et avantages sociaux) puisse être un élément motivationnel important dans une relation d’emploi, nous pouvons affirmer que l’argent, passé un certain seuil, motive très peu ou même mal. De plus, bien que les programmes de rémunération en fonction du rendement (spécifiquement les programmes individuels) puissent être à la fois bénéfiques pour l’individu et l’entreprise, ils ont également des effets néfastes, souvent sous-estimés.

L’argent est important... mais pas tant que ça!
Le fait de recevoir une rémunération en échange d’un travail est une notion si fortement enracinée dans l’imaginaire collectif qu’elle n’est jamais remise en question. En corollaire, il est évident que l’on arrêterait de travailler si on n’était pas payé... Les publicités de loterie confortent d’ailleurs cette idée en présentant des employés qui disent « bye-bye boss » dès qu’ils gagnent le gros lot. Mais la fonction économique du travail est-elle si importante que cela? Étonnamment, plus de 70 % des individus à qui on a demandé s’ils continueraient de travailler s’ils avaient suffisamment d’argent pour vivre confortablement jusqu’à la fin de leurs jours ont répondu par l’affirmative.

L’argent est donc important, mais pas indispensable pour expliquer les comportements et attitudes au travail. Par ailleurs, des études scientifiques, telle celle de Brickman, Coates et Janoff-Bullman, ont démontré que le fait de gagner à la loterie pouvait augmenter le bien-être pendant environ une année, mais qu’après cette période les gens retrouvent leur niveau initial de bien-être. Diener, Ng, Harter et Arora nous apprennent pour leur part que l’argent est important pour avoir des conditions de vie satisfaisantes, mais qu’au-delà d’un certain seuil, le bien-être peut être expliqué par la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale. L’hypothèse selon laquelle l’argent permettrait d’avoir minimalement accès à une vie évaluée comme confortable a été confirmée dans des recherches comparant les pays en voie de développement et les pays développés. D’autres études, comme celle de Layard en 2005, ont montré que la hausse des revenus disponibles était corrélée avec le niveau de bien-être dans les années d’après-guerre aux États-Unis, mais cela jusqu’à une « cassure » vers le milieu des années 1960, lorsque les revenus ont rapidement augmenté sans que les niveaux de bonheur soient modifiés, un phénomène appelé le paradoxe d’Easterlin.

Donc, l’argent fait-il le bonheur? Il semble que oui, jusqu’à un certain point... En fait, l’obtention d’un salaire a un impact motivationnel particulièrement puissant chez les salariés dont les revenus sont bas ou inexistants puisqu’il leur permet d’avoir accès à des conditions de vie décentes. Mais au-delà de ce seuil (qui varie selon le système social dans lequel la personne évolue), l’argent n’a aucun impact sur le niveau de bien-être. Ce qui importe alors est d’avoir des conditions propices à la satisfaction des trois besoins psychologiques fondamentaux. Si l’argent ne peut acheter le bonheur, peut-il alors acheter la performance?

Des faits étonnants sur le pouvoir motivationnel de l’argent
Les études Lazear et Shearer appuient l’idée selon laquelle une rémunération en fonction du rendement permet d’améliorer la performance. D’ailleurs, l’utilisation de telles récompenses semble assez répandue. Néanmoins, ce type de rémunération n’est pas toujours approprié. En effet, selon Jenkins, Mitra, Gupta et Shaw, la rémunération individuelle de type commission, à la pièce ou au rendement pourrait être bénéfique dans des tâches simples ou routinières, où seule la quantité est importante. Mais ces tâches sont assez rares, surtout dans l’économie du savoir dans laquelle nous évoluons. Pourquoi les entreprises continuent-elles à utiliser ce type de rémunération si elle ne mène pas aux résultats escomptés? Pour répondre à cette question, il importe tout d’abord de bien comprendre les différents types de motivation au travail (voir tableau ci-dessous).

Les quatre formes de motivation au travail
  Description Conséquences
Motivation intrinsèque • Faire un travail par intérêt et plaisir • Conséquences positives sur les plans psychologique, physique, comportemental et économique
Motivation identifiée • Faire un travail par vocation ou conviction personnelle basée sur des valeurs
Motivation introjectée • Faire des tâches pour éviter de se sentir mal ou chercher à stimuler son ego personnel • Conséquences négatives sur les plans psychologique, physique, comportemental et économique
Motivation externe • Faire des tâches pour obtenir des récompenses tangibles

On a constaté que plus les employés rapportent de hauts niveaux de motivation introjectée et externe, plus les conséquences sont négatives sur les plans psychologique (distraction), physique (épuisement), comportemental (compétition) et économique (plus de dépenses en santé). Or, ce sont précisément les motivations introjectée et externe qui sont plus souvent stimulées par la rémunération fondée sur le rendement. Pire encore, selon Deci, Koestner et Ryan, les récompenses en fonction du rendement ont souvent pour effet de diminuer la motivation intrinsèque.

Volontairement ou involontairement, ce fait est largement ignoré dans les entreprises. Il faut toutefois souligner que des évidences neuropsychologiques et méta-analytiques, pour ne nommer que celles-là, confirment l’effet négatif des récompenses au rendement sur la motivation intrinsèque.

La rémunération fondée sur le rendement aura assez fréquemment pour effet d’orienter les efforts des travailleurs presqu’uniquement vers les comportements qui sont récompensés (les comportements non récompensés mais souhaités, comme aider un collègue, étant soudainement oubliés), mais également de stimuler parfois des comportements non désirés (comportements antisociaux comme le « vol » des clients d’un collègue vendeur). Encore plus néfaste sera une distribution inéquitable de ces bonis, où seuls quelques individus empocheront une grande proportion des récompenses pécuniaires, ce qui aura pour effet d’accentuer les différences entre les collaborateurs et les perceptions d’injustice. Cette iniquité entraînera alors une frustration des besoins psychologiques, des orientations motivationnelles introjectées et externes, et de faibles niveaux d’engagement et de satisfaction au travail, une augmentation du taux de roulement... Par conséquent, verser de trop gros bonis à un groupe restreint d’individus considérés comme performants est non seulement inadéquat pour motiver les gens qui reçoivent les bonis, mais aura aussi pour effet de démotiver une masse critique de gens qui n’en reçoivent pas.

Résultats d’une enquête sur la rémunération
À l’automne 2011, plus de 800 membres de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés ont répondu à un questionnaire sur les pratiques de rémunération et les types de motivation. Les résultats de cette enquête vont dans le sens des résultats antérieurs en ce qu’ils confirment que l’argent a un certain pouvoir motivationnel, mais que celui-ci n’est souvent pas aussi grand qu’on le pense. Les résultats confirment également que les récompenses en fonction du rendement sont un couteau à double tranchant. Voici un résumé des résultats forts intéressants de cette enquête.
  • Au-delà de la satisfaction envers la paye telle qu’elle est mesurée par le niveau de rémunération, l’augmentation salariale, les avantages sociaux, et la façon dont le salaire est administré, la satisfaction des besoins d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale permettent d’expliquer les phénomènes suivants : intention de rester en emploi, meilleure performance, plus de comportements de citoyenneté individuelle, moins d’épuisement, plus de vitalité et d’effort. Au-delà d’un salaire juste et équitable, satisfaire les besoins psychologiques serait le moyen par excellence pour stimuler les conséquences bénéfiques tant pour les travailleurs que pour l’entreprise.
     
  • Plus les participants reçoivent un niveau élevé de rémunération fondée sur le rendement, plus ils font des efforts, mais plus ils éprouvent un épuisement émotionnel. Ainsi, la rémunération au rendement augmente effectivement l’effort, mais elle est aussi associée à un coût psychologique.
     
  • En segmentant l’échantillon en fonction du type d’entreprise, on observe que, malgré les efforts au travail qu’elle engendre, plus la rémunération variable représente un pourcentage important du salaire d’un employé, plus elle risque d’aboutir à une réduction de la performance en termes de résultats chez les employés du secteur privé. Chez les employés du secteur public, il n’existe toutefois pas de différence significative. Néanmoins, il faut noter que, dans ce secteur, les employés reçoivent un pourcentage significativement moins important de rémunération variable, ce qui pourrait expliquer pourquoi l’effet sur la performance diffère entre les deux milieux.
     
  • Chez les employés du secteur privé, le fait de percevoir leur rémunération comme dépendante de leur performance peut les amener à adopter des comportements contre-productifs au travail, soit des comportements déviants dirigés vers l’organisation ou vers leurs collègues. Chez les employés du secteur public, un tel effet n’a toutefois pas été relevé.
     
  • Un facteur déterminant pour expliquer la satisfaction à l’égard de la rémunération résiderait dans la nature équitable et non dans la valeur absolue de la rémunération offerte aux employés, qu’ils proviennent d’entreprises publiques ou privées, de même que dans les principes de justice appliqués par le système de rémunération de leur employeur.

En résumé, les résultats de cette étude réalisée avec des personnes travaillant en gestion des ressources humaines tendent à corroborer la généralisabilité des principes de motivation au travail. En d’autres mots, les résultats de cette enquête vont généralement dans la même direction que ceux qui ont été obtenus concernant divers emplois, dans plusieurs secteurs et pays et avec différents travailleurs. En fait, les principes qui expliquent la motivation humaine, au travail ou ailleurs, sont relativement invariants.

Conclusion
Si l’argent peut permettre de mettre en place des circonstances de vie confortables, il semble qu’il ne puisse pas acheter entièrement le bonheur, pas plus que la performance. Pour améliorer la performance, une source de « carburant » qui apparaît comme efficace et durable, au-delà de l’argent, est la satisfaction des besoins psychologiques d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale des travailleurs. Ces besoins semblent pouvoir être satisfaits plus efficacement par d’autres moyens que l’argent, par exemple la signification donnée au travail et son impact sur la société de même que les relations interpersonnelles et le style de supervision… Ce sont tous des facteurs non pécuniaires qui peuvent augmenter la satisfaction des trois besoins et, en définitive, le fonctionnement optimal.

De telles constatations peuvent sembler contre-intuitives et ébranler des convictions que nous croyions immuables; mais à la lumière de tels résultats scientifiques, il semble que trop d’importance soit accordée au pouvoir motivationnel de l’argent. La rémunération au rendement individuelle pourrait bien être un couteau à double tranchant : elle amène plus d’efforts, mais aussi son lot d’épuisement et de comportements déviants. Désormais, la question à se poser est de savoir si les conséquences positives dépassent les conséquences négatives.

En pratique, comment changer les choses? On peut appliquer ce que propose Kohn, soit de bien payer les gens, de les payer de façon juste et équitable... et de faire ensuite tout son possible pour éviter que leur esprit ne se concentre que sur leur rémunération.

Jacques Forest, CRHA, professeur-chercheur, ESG-UQAM, Marylène Gagné, professeur-chercheur, École de gestion John-Molson (Université Concordia), Nathalie Houlfort, professeur-chercheur, UQAM, Nicolas Gillet, professeur-chercheur, Université François-Rabelais de Tours (France), Sarah Girouard, CRHA, et Laurence Crevier-Braud, doctorantes, UQAM

Source : Effectif, volume 15, numéro 3, juin/juillet/août 2012.

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