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Un syndicat peut-il clamer un droit au télétravail pour ses membres?

Cet article nous présente une décision rendue récemment concernant une demande d’ordonnance de sauvegarde déposée par le Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec ayant pour but de forcer la Ville de Québec à favoriser le télétravail de certains employés. En voici les détails.

9 décembre 2020
Me Amine Bakas, CRHA

Le 26 octobre 2020, l’arbitre a rendu une décision[1] rejetant une demande d’ordonnance de sauvegarde déposée par le Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (ci-après « SFMQ ») visant à forcer la Ville de Québec à favoriser le télétravail de certains salariés. Cette demande se fondait sur deux décrets gouvernementaux[2] adoptés au début de la pandémie.

Contexte

Le 23 septembre 2020, le SFMQ fait parvenir à la Ville de Québec une mise en demeure alléguant que cette dernière contrevenait au décret 689-2020 en ne favorisant pas le télétravail pour ses membres dans certains services. Le décret 689-2020 prévoit que « lorsqu’une prestation de travail peut être rendue à distance, le télétravail à partir d’une résidence principale ou de ce qui en tient lieu soit privilégié ». Le lendemain, la Ville de Québec répond à la mise en demeure du SFMQ en affirmant respecter de façon rigoureuse l’ensemble des règles imposées par le gouvernement ainsi que les mesures sanitaires édictées par la Santé publique. Les parties ne s’étant pas entendues après discussions quant aux enjeux concernant le télétravail, une demande d’ordonnance a été présentée par le SFMQ à l’arbitre.

Des intérêts en opposition

Alors que le syndicat a reproché à l’employeur de ne pas respecter l’obligation de privilégier le télétravail telle que prévue par décret, l’employeur a argumenté avoir déjà autorisé environ 1 500 de ses salariés à fournir leur prestation en télétravail. Il a ajouté que le permettre pour les autres salariés visés par la requête nuirait à l’organisation du travail. Le débat a donc porté sur une opposition entre des obligations qualifiées d’ordre public par le syndicat et celles relatives au droit de gérance de l’employeur.

Le SFMQ a soutenu, d’un côté, que le fait d’obliger des salariés à maintenir une prestation de travail en présentiel créait un préjudice irréparable à ses membres et les exposait inutilement à des risques potentiels concernant les contacts sociaux pouvant être évités. Le syndicat a également affirmé que les critères relatifs à l’octroi d’une ordonnance de sauvegarde, soit l’apparence de droit, le préjudice sérieux ou irréparable, la balance des inconvénients et l’urgence, étaient amplement satisfaits dans les circonstances. 

En réponse, la Ville de Québec a soutenu qu’il relevait entièrement du droit de gestion de l’employeur de définir les tâches pouvant être effectuées en télétravail, et ce, en fonction de ses propres besoins opérationnels et organisationnels. Pour faire cette identification, ses représentants avaient procédé à une analyse détaillée et exhaustive des besoins de chaque unité administrative de la Ville ainsi que de la faisabilité de la mise en place de mesures visant à assurer le respect des consignes sanitaires[3]. L’employeur a ainsi soutenu que les critères de l’ordonnance demandée n’étaient pas remplis, précisant que l’apparence de droit, comme présentée par le syndicat, revenait à statuer sur le fond du litige. Selon l’employeur, il n’y avait de plus ni préjudice irréparable ni balance des inconvénients en faveur du syndicat.

La décision

Dans la foulée du débat, le SFMQ a affirmé qu’à l’instar de l’ensemble des employeurs sur le territoire québécois, la Ville de Québec est tenue d’assurer la protection de la santé de la population et celle de ses employés[4].

L’arbitre a pour sa part pris soin de rappeler que les décrets ne sont pas venus modifier les conventions collectives existantes ni limiter le droit de gestion. Pour l’arbitre, l’employeur qui prend les mesures sanitaires exigées et adapte le milieu de travail aux normes d’hygiène nécessaires répond à ses obligations et peut donc exiger la présence au travail de ses salariés s’il n’est pas en mesure de « privilégier le télétravail ». Le télétravail se bute à l’obligation de l’employeur d’assurer ses propres obligations envers sa clientèle[5].

Le décret 689-2020 ne change ainsi en rien l’obligation pour les salariés de fournir leur prestation de travail, et l’employeur conserve ses droits de gestion.

L’arbitre a analysé les trois critères à respecter pour l’obtention d’une ordonnance, soit l’existence d’un droit apparent, le préjudice sérieux et irréparable ainsi que la balance des inconvénients. Il a considéré qu’il y avait absence d’apparence de droit, car l’employeur semble se conformer aux décrets en ayant autorisé près de 1 500 de ses salariés à effectuer leur prestation en télétravail. Se prononcer sur la question de l’apparence de droit reviendrait à trancher sur le fond du litige, ce qu’il ne peut faire au stade de l’ordonnance de sauvegarde. Quant au préjudice irréparable, l’arbitre a également rejeté les arguments du syndicat considérant qu’une crainte subjective, même raisonnable, liée à la COVID-19, ne peut justifier à elle seule un refus de travail. Il a pris soin de souligner que toutes les mesures sanitaires mises en place par l’employeur le sont en vue d’assurer un milieu de travail sécuritaire malgré la pandémie, et qu’il ne serait pas non plus à l’avantage de l’employeur de voir un de ses lieux de travail devenir un lieu d’éclosion. Finalement, l’arbitre a énoncé que la balance des inconvénients milite en la faveur de l’employeur, lequel a mis en place les mesures sanitaires exigées et doit continuer à fournir des services à la population. Pour toutes ces raisons, l’arbitre a rejeté la demande d’ordonnance de sauvegarde.

Que doivent retenir les employeurs de cette décision?

Au regard de cette décision, il apparaît que face à une réclamation d’un droit au télétravail, un employeur conserve son droit de gérance. Même en contexte de pandémie, pour l’arbitre, un employeur qui prend les mesures sanitaires exigées et qui adapte le milieu de travail aux normes d’hygiène nécessaires répond à ses obligations et peut donc exiger la présence au travail de ses salariés s’il n’est pas en mesure de « privilégier le télétravail ».

Il faut toutefois préciser que la Ville de Québec est un employeur qui offre des services publics à la population et qui permet déjà à un grand nombre d’employés d’exercer en télétravail. L’arbitre se base sur ces deux éléments pour conclure que l’employeur « privilégiait » déjà le télétravail. Un employeur est donc bien avisé de documenter les considérations en jeu relativement aux services qu’il doit rendre selon son secteur d’activités, de même que les mesures déjà mises en place quant à la sécurité des lieux de travail pour les salariés.

Il faut aussi noter que la jurisprudence a, dans d’autres contextes[6], et plus spécifiquement précédant la pandémie et les considérations y étant liées, énoncé que le lieu de travail pour un salarié peut être une condition de travail ne pouvant être modifiée unilatéralement par l’employeur.

Ainsi, que ce soit dans le contexte du confinement[7], ou que ce soit dans un contexte de reprise régulière des activités, en matière de télétravail, il y aura toujours lieu de chercher le juste équilibre entre le droit de gestion de l’employeur et les droits auxquels pourraient prétendre les salariés au regard de conditions de travail déjà acquises.

Il faut souligner que les questions dans la décision Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec c Québec (Ville) ont été analysées selon les critères d’une ordonnance de sauvegarde. En date d’aujourd’hui, aucun Tribunal ne s’est encore prononcé sur le fond du litige.


Me Amine Bakas, CRHA

Source :

Source : VigieRT, décembre 2020.

1 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec c Québec (Ville), 2020 CanLII 79699 (QC SAT).
2 Décret 223-2020, 24 mars 2020, (2020) 152 G.O. II, 1140A., abrogé par le décret 689-2020, 25 juin 2020, (2020) 152 G.O. II, 2694A.
3 Toujours selon la Ville, le rappel des employés concernés sur les lieux du travail aurait été fait conformément aux recommandations des autorités de la Santé publique lorsque, le 25 juin 2020, le Gouvernement du Québec a assoupli, par le décret 689-2020, certaines mesures en place considérant l’évolution de la situation. L’un de ces assouplissements consistait en l’abrogation du décret 223-2020 à l’origine de la suspension de toute activité effectuée en milieu de travail, permettant ainsi la reprise des activités en milieu de travail, toujours conditionnellement au respect des règles sanitaires en vigueur.
4 Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ c S-2.1, article 51.
5 « [49] […] Le décret ne force pas une fermeture complète de ces activités contrairement à d’autres secteurs économiques. “Privilégier” laisse alors à l’employeur une latitude qui entre en conflit avec le caractère expéditif d’une requête pour ordonnance de sauvegarde. »
6 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4979 c. St-Côme, D.T.E. 2011T-648.
7 « Dans la province, environ 40 % de la population active, qui totalisait 4,4 millions de personnes en mai, a été mise en mode télétravail au début de la pandémie. À l’échelle du Canada, 32,6 % des entreprises déclaraient que 10 % ou plus de leurs effectifs faisaient du télétravail en date du 29 mai 2020. » Source : Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre, « Avis sur le télétravail – Octobre 2020 », en ligne : Avis sur le télétravail, p. 4.