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Grève illégale : un syndicat condamné à des dommages-intérêts salés en raison de son attitude passive

La Cour supérieure du Québec s’est récemment penchée sur l’obligation qui incombe à tout syndicat de prendre promptement des mesures pour faire cesser une grève illégale de ses membres, de même que sur les dommages-intérêts auxquels il s’expose à défaut de ce faire. Les auteurs fournissent les détails.

18 novembre 2020
Me Emmanuelle Boilard, CRHA et Me Jonathan Deschamps

La Cour supérieure du Québec a récemment reconnu qu’un syndicat ne pouvait, en cas de grève illégale de ses membres, adopter une attitude passive, et ce, sans risquer de voir sa responsabilité civile engagée et d’être condamné au versement de dommages-intérêts compensatoires, voire même punitifs. En effet, dans la décision N. Turenne Brique et pierre inc. c. FTQ-Construction[1], cette Cour a accueilli en partie une action collective intentée à l’encontre d’un syndicat qui, bien que n’ayant pas causé ni incité certains arrêts de travail illégaux, a tardé à prendre action pour les faire cesser. Elle l’a ainsi condamné à des dommages-intérêts compensatoires frôlant les 10 millions de dollars, équivalents aux salaires et au travail perdus à cette occasion.

Les faits de cette affaire

Les faits de cette affaire se situent à l’automne 2011. Cette année-là, le 6 octobre, le projet de loi no 33 intitulé Loi éliminant le placement syndical et visant l’amélioration du fonctionnement de l’industrie de la construction (le Projet de loi) est déposé à l’Assemblée nationale. Il vise à apporter des modifications au Code du travail[2] (le Code) et à la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction[3], en mettant fin, notamment, au régime de placement syndical, comme son intitulé l’indique.

En réaction à un tel dépôt, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec – Construction (la FTQ‑C), de concert avec un autre important syndicat dans le domaine de la construction au Québec, met en branle une vaste campagne médiatique, et ce, afin de renseigner ses membres sur les enjeux soulevés par le Projet de loi, de même que sur les impacts que celui-ci pourrait avoir sur leurs conditions de travail. Cette campagne inclut, entre autres choses, la production de communiqués, la distribution de dépliants, la parution d’annonces dans les médias ainsi que l’organisation de visites de chantiers de construction, de réunions et d’assemblées.

Dès le 21 octobre 2011, certains chantiers de construction se vident, et on y rapporte des perturbations. Les dirigeants de la FTQ-C en sont aussitôt informés. Par voie de communiqué, ils prennent acte de ces perturbations, mais refusent toutefois de commenter les événements, notamment au motif qu’il s’agirait, selon eux, de gestes spontanés des travailleurs qu’ils n’ont pas provoqués et auxquels ils n’ont pas contribué. Ils sont d’opinion que dans les circonstances, leur rôle se limite à appuyer leurs membres et à leur assurer une juste représentation.

Le 24 octobre 2011, plusieurs chantiers de construction sont paralysés, et on y rapporte des débrayages ainsi que des actes d’intimidation et de violence. La ministre du Travail de l’époque demande alors aux dirigeants de la FTQ-C d’agir afin de faire cesser les perturbations. Ces derniers s’abstiennent toutefois d’intervenir.

Le 25 octobre 2011, étant donné l’aggravation de la situation, l’Assemblée nationale adopte une résolution unanime condamnant les arrêts de travail forcés. Ce n’est qu’en fin de journée que la FTQ-C demande finalement à ses membres de retourner au travail. Ainsi, le lendemain, soit le 26 octobre 2011, le travail sur les chantiers de construction reprend normalement.

Au total, les 24 et 25 octobre 2011, entre 50 et 200 chantiers sont arrêtés, ce qui représente environ la moitié des chantiers de construction au Québec.

Le 7 novembre 2011, la demande d’autorisation d’instituer l’action collective est déposée et vise, comme membres du groupe, les travailleurs et les employeurs comptant moins de 50 salariés qui ont été privés de travail ou de salaire à la suite des prétendues grèves illégales survenues sur divers chantiers de construction au Québec à l’automne 2011.

Cette demande reproche essentiellement à la FTQ-C d’avoir à la fois incité et encouragé les travailleurs à participer à ces grèves illégales et d’avoir négligé d’y mettre fin en temps opportun, commettant ainsi une faute civile. Des dommages-intérêts compensatoires de 39,4 millions de dollars et des dommages-intérêts punitifs de 2 millions de dollars sont ainsi réclamés, respectivement pour les prétendus moyens de pression, activités illégales et actions concertées exercés par la FTQ-C ainsi que pour le prétendu caractère intentionnel et délibéré de ces agissements.

Les conclusions de la Cour supérieure

Une grève illégale

Bien que la FTQ-C reconnaisse que les arrêts de travail sont illégaux, elle prétend qu’ils découlent d’une décision tout à fait « souveraine des travailleurs »[4] et qu’ils ne peuvent donc pas constituer une grève au sens du Code. Or, à ce titre, la Cour rappelle d’abord les quatre éléments constitutifs d’une grève, bien établis en jurisprudence, à savoir : une « cessation de travail, concertée, par un groupe de salariés et dans le but de satisfaire une revendication professionnelle »[5].

La Cour conclut que les événements survenus les 21, 24 et 25 octobre 2011 satisfont ces critères et constituent par conséquent une grève, laquelle est illégale. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour se fonde sur l’admission de la FTQ-C selon laquelle les conventions collectives étaient alors en vigueur ainsi que sur l’ampleur des arrêts de travail, le moment de leur mise en œuvre, l’identité des travailleurs et le fait que ces arrêts de travail constituaient une revendication professionnelle en ce qu’ils visaient à influencer le gouvernement et à s’opposer à l’adoption du Projet de loi.

Une faute d’omission qui coûte cher

La Cour réitère ensuite qu’un syndicat est soumis, en sus des règles spécifiques applicables aux rapports collectifs du travail, au régime général de responsabilité civile. Ainsi, la participation d’un syndicat à une grève illégale est susceptible d’engager sa responsabilité lorsqu’il commet à cette occasion une faute civile, et ce, peu importe que cette faute relève d’une action ou d’une omission de sa part.

La Cour conclut que la preuve ne démontre pas que les dirigeants de la FTQ-C ont, notamment en raison de leur campagne médiatique, commis une faute d’action ayant causé ou incité les arrêts de travail illégaux et les perturbations sur les chantiers de construction.

Cependant, elle ajoute que tout syndicat a l’obligation d’intervenir pour faire cesser une grève illégale et de prendre position de manière claire contre celle-ci. En effet, de l’avis de la Cour, « [s]’il demeure neutre ou passif devant le mouvement de grève, [un syndicat] peut être tenu responsable des dommages causés par un arrêt de travail même s’il ne l’a ni organisé ni soutenu »[6]. En d’autres termes, un syndicat commet une faute civile lorsqu’il soutient, même implicitement, des moyens de pression illégaux. Or, c’est exactement ce qui est reproché à la FTQ-C.

En l’espèce, la FTQ-C avait ainsi la responsabilité de demander à ses membres de mettre fin aux perturbations sur les chantiers de construction, et ce, dès le 21 octobre 2011. Toutefois, selon la Cour, ce qui constitue une véritable faute d’omission ayant causé la prolongation de la grève illégale le 25 octobre 2011, c’est le fait de ne pas avoir agi le 24 octobre, alors que la situation était cristallisée et que l’industrie de la construction était paralysée. Concrètement, il en découle que la FTQ-C aurait dû rappeler ses membres au travail, idéalement dès le début des perturbations, soit le 21 octobre, et au plus tard le 24 octobre 2011.

Puisque la FTQ-C a tardé à réagir, elle s’est rendue responsable des dommages liés à la journée du 25 octobre 2020. Ainsi, la Cour la condamne à verser aux membres du groupe une somme approximative de 9,9 millions de dollars à titre de dommages-intérêts compensatoires équivalents aux salaires et au travail perdus lors de cette journée.

En ce qui a trait aux dommages-intérêts punitifs, la Cour conclut que la preuve ne démontre pas d’atteinte intentionnelle et délibérée aux libertés et aux droits fondamentaux, pourtant impérative à une condamnation à ce titre. Elle ne va donc pas jusqu’à analyser le quantum de ceux-ci, non plus que l’intention des dirigeants de la FTQ-C. Toutefois, elle indique, en obiter, que la somme de 2 millions de dollars réclamée pour de tels dommages-intérêts est « complètement hors proportion »[7], et ce, considérant la condamnation aux dommages-intérêts compensatoires de près de 9,9 millions de dollars et le flux de trésorerie insignifiant de la FTQ-C.

Commentaires

Cette décision est d’intérêt en ce qu’elle rappelle que tout syndicat a la responsabilité non seulement de prendre les mesures appropriées selon les circonstances pour éviter qu’une grève illégale soit déclenchée, mais aussi d’agir promptement pour la faire cesser une fois qu’elle est déclenchée. À cet effet, la Cour souligne que, dans un tel cas de figure, le syndicat ne peut adopter une attitude passive, et ce, sans risquer de voir sa responsabilité civile engagée et d’être condamné au versement de dommages-intérêts compensatoires équivalents, notamment, aux salaires et au travail perdus lors de la prolongation d’une grève illégale, voire même, en cas d’atteinte intentionnelle et délibérée aux libertés et aux droits fondamentaux, au versement de dommages-intérêts punitifs.

Sans aucun doute, cette décision encouragera les syndicats à intervenir, non seulement positivement, mais aussi plus rapidement afin de mettre fin, le cas échéant, aux arrêts de travail illégaux.

Il convient de noter qu’une déclaration d’appel à l’encontre de cette décision a été inscrite le 1er octobre 2020, de même qu’une déclaration d’appel incident le 13 octobre 2020. Il sera intéressant de suivre les développements jurisprudentiels subséquents dans cette affaire, le cas échéant.

* Les auteurs désirent remercier Méghane Boisvert, stagiaire en droit, pour son aide dans la préparation du présent article.


Me Emmanuelle Boilard, CRHA et Me Jonathan Deschamps

Source :

Source : VigieRT, novembre 2020.

1 2020 QCCS 1794.
2 RLRQ, c. c-27.
3 RLRQ, c. r-20.
4 N. Turenne Brique et pierre inc. c. FTQ-Construction, préc., note 1, par. 66.
5 Id., par. 67.
6 Id., par. 92.
7 Id., par. 125, note 65.