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Les démarches significatives de l’employeur pour maintenir le lien d’emploi avant un licenciement : une obligation de moyens (plus que jamais) nécessaire

Dans cet article, l’auteur propose d’abord quelques définitions. Puis, il aborde la genèse et l’élaboration du cadre analytique en trois étapes pour trancher le bien-fondé d’un licenciement allégué. Il finit avec le fait que l’analyse en trois étapes pondère le droit de gérance et les normes minimales d’emploi.

7 octobre 2020
Me Martin Langlois, Pineault Avocats / CNESST (Volet Normes du travail)

Remarques liminaires

D’emblée, la rédaction de cet article – entamée à une époque où le Québec annonçait un énième budget bénéficiaire consécutif et frôlait de surcroît le plein emploi – a pris une tangente insoupçonnée au printemps 2020, alors que nous avons été collectivement projetés dans un nouveau paradigme; celui de la distanciation physique et la solidarité sociale, requise pour freiner la propagation de la COVID-19. Ces circonstances inédites ont en effet entraîné une décélération brusque de l’économie dont les impacts bouleversants sur les relations de travail se font non seulement déjà sentir à court et à moyen termes, mais risquent de surcroît de s’accentuer durablement avec la volonté récemment exprimée par le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale de revoir de fond en comble les lois du travail québécoises pour, entre autres, combler le relatif « vide juridique » entourant le télétravail[1].

Or, le sujet envisagé à cette époque paraissant déjà si lointaine – une présentation du cadre d’analyse en trois étapes retenu dans plusieurs décisions récentes du Tribunal administratif du travail (TAT) appelées à trancher le bien-fondé de plaintes logées en vertu de la Loi sur les normes du travail (LNT dans lesquelles l’employeur alléguait une situation de licenciement – se révèle tout aussi pertinent aujourd’hui. Il l’est peut-être même plus, si l’on considère la potentielle résurgence de réorganisations administratives cet automne, dans la foulée de la crise sanitaire et économique.

Quelques définitions avant d’entrer dans le vif du sujet

Situons d’abord certains concepts-clés, en l’occurrence le « droit de gérance », mais surtout le binôme « licenciement » et « congédiement déguisé », usuellement au cœur des théories de cause plaidées par les employeurs et les salariés devant le TAT en contexte de licenciements allégués.

Ici, le droit de gérance n’est pas abordé dans la perspective d’un pouvoir de contrôle et de surveillance – opportune en matière de congédiement – mais plutôt dans celle de la « marge de manœuvre » dont dispose un employeur pour décider de licencier sur la foi des « intérêts légitimes de l’entreprise »; un concept lui-même dynamique et évolutif – à l’instar des mœurs sociales, que le droit cherche ultimement à traduire et à ériger en normes.

À cet effet, les dispositions prévues à la LNT – dont les mécanismes de protection contre les pratiques interdites (122 LNT) et les congédiements sans cause juste et suffisante (124 LNT) – relèvent de l’ordre public (93 LNT). Elles témoignent ainsi de la volonté du Législateur québécois voulant qu’un employeur ne puisse jamais disposer, et ce, aussi pénibles puissent paraître les circonstances, d’une « carte blanche » pour éluder ou contrevenir aux normes minimales d’emploi en vigueur.

Par « licenciement », l’on doit entendre une rupture définitive du lien d’emploi pour un motif sérieux de nature technique, technologique, organisationnelle ou encore économique. Bref, une situation où la fin d’emploi n’est pas tributaire du comportement ni du rendement de la personne salariée visée. Les tâches qui lui incombaient doivent donc avoir authentiquement disparu, rendant caduque sa prestation de travail. En pareilles circonstances, le TAT n’a alors d’autre solution que celle de rejeter la plainte, faute d’avoir compétence pour s’immiscer dans ce qui se révèle alors être un exercice légitime du droit de gérance.

Le concept de « congédiement déguisé », une construction jurisprudentielle consacrée par la Cour suprême du Canada[2], réfère pour sa part à tous moyens détournés par lequel un employeur camoufle une fin d’emploi où les tâches qui incombaient à la personne visée existent toujours, mais où l’employeur ne souhaite plus que ce soit elle qui les exécute. Lorsque le TAT infère une situation de congédiement déguisé, l’accueil de la plainte qui en découle ne saurait être assimilable à une quelconque entrave au droit de gérance. Il s’agit alors tout au plus d’une reconnaissance du fait que l’employeur a lui-même outrepassé ce droit.

Genèse et élaboration du cadre analytique en trois étapes pour trancher le bien-fondé d’un licenciement allégué

Dans une décision rendue en juin 2019[3], le TAT expose une lumineuse et didactique synthèse de la jurisprudence émanant de ce tribunal, de ses prédécesseurs ainsi que de la Cour d’appel du Québec quant à l’enjeu des fins d’emploi en contexte de réorganisations administratives. Étayant son raisonnement sur cette synthèse relative à l’épineux binôme « licenciement ou congédiement déguisé », la juge administrative structure son analyse du bien-fondé du licenciement allégué par l’employeur en trois étapes, lesquelles peuvent être schématisées ainsi :

  1. L’employeur a-t-il prouvé l’existence d’un lien objectif et rationnel entre le licenciement allégué et le motif sérieux sous-jacent à celui-ci?
    1. L’employeur a-t-il prouvé le caractère objectif, raisonnable et non discriminatoire des critères mobilisés pour le choix de la personne salariée visée par le licenciement allégué?
    2. L’employeur a-t-il prouvé que la mise en œuvre de ces critères a été objective et uniforme – autrement dit, équitable?
  2. L’employeur a-t-il prouvé avoir entrepris des efforts raisonnables pour maintenir le lien d’emploi avec la personne salariée avant de prendre sa décision de la « licencier »?
    1. L’employeur a-t-il évalué la possibilité d’offrir un autre poste?
    2. L’employeur a-t-il évalué la possibilité d’offrir des modifications aux conditions de travail?
    3. Si l’employeur a procédé à une ou à plusieurs embauches postérieures au licenciement allégué, a-t-il prouvé qu’il n’y avait pas lieu d’offrir ces nouveaux postes à la personne salariée licenciée?

À cet égard, vu leur constance et leur récurrence dans les motifs décisionnels du TAT et de ses prédécesseurs, mentionnons que les deux premières étapes de ce cadre analytique peuvent être qualifiées de « classiques ». Précisons donc tout au plus qu’elles renvoient à l’appréciation de la « suffisance » [étape i)] et de la « justesse » [étape ii)] du motif de licenciement invoqué par l’employeur et qu’elles sont cumulatives. En effet, une fin d’emploi « suffisamment » motivée ne peut logiquement reposer sur un processus « injuste », et vice-versa.

En ce qui a trait à l’ultime étape, un extrait de la décision permet d’emblée de dégager sans équivoque le sens de l’obligation qui y est prévue :

« [L]’employeur doit démontrer qu’il a fait des “démarches significatives” pour tenter de maintenir le lien d’emploi du salarié dont le poste a été aboli. Il est important de retenir que l’employeur n’a pas l’obligation de replacer un tel salarié; l’employeur conserve ses pleins pouvoirs de choisir le meilleur candidat pour une fonction. Cependant, il a l’obligation d’évaluer les possibilités de le replacer s’il y a du travail disponible que le salarié peut exécuter, même s’il y a modification des conditions de travail, par exemple à temps partiel ou à moindre salaire[4]. »

Cette étape équivaut donc à examiner si l’employeur s’est acquitté d’une obligation de moyens – et non pas de résultat. Cette approche – qui considère une telle obligation comme un indice important pour évaluer si l’employeur, sous le couvert d’une allégation de licenciement, a dans les faits opéré un congédiement illégal – n’est d’ailleurs pas inédite; la revue jurisprudentielle qui sous-tend la décision susmentionnée est éloquente à cet égard.

L’analyse en trois étapes : une approche équilibrée qui pondère le droit de gérance et les normes minimales d’emploi

Or, force est de constater, à la lumière d’une brève recension des décisions rendues par le TAT depuis juin 2019[5], que l’obligation de faire des démarches significatives pour maintenir le lien d’emploi – laquelle fait pourtant l’objet d’une dissension historique au sein du TAT quant à l’étendue de sa compétence pour l’évaluer[6] – est de plus en plus présente, voire communément discutée, dans les motifs décisionnels émanant de cet organisme en matière de licenciement allégué.

Loin d’y voir une entrave à l’exercice légitime de leur droit de gérance en matière de licenciement, les employeurs ont dès lors au contraire tout intérêt à internaliser cette obligation de moyens dans la gestion de leurs ressources humaines. En empruntant cette marche à suivre, désormais clairement balisée par le TAT, ils seront en effet à même de mieux rationaliser a priori la suffisance et la justesse de leurs démarches de licenciement. Et ils réduiront ainsi d’autant le risque que le TAT décèle l’existence d’une situation où ces « licenciements » camoufleraient en réalité un prétexte pour se « débarrasser » d’une personne salariée. Comme quoi, en contexte pandémique comme en droit du travail, la prévention demeure, encore et toujours, la plus opportune et optimale des stratégies!


Me Martin Langlois, Pineault Avocats / CNESST (Volet Normes du travail)

Source :

Source : VigieRT, octobre 2020.

1 Hugo Pilon-Larose, « Télétravail : Québec veut revoir ses lois de fond en comble », un article paru dans l’édition du 7 septembre 2020 du journal La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2020-09-07/teletravail-quebec-veut-revoir-ses-lois-de-fond-en-comble.php.
2 1997 CSC 287.
3 2019 QCTAT 2714.
4 Ibid., para 86. (Mise en page originale reproduite).
5 Voir, par exemple : 2020 QCTAT 1312; 2020 QCTAT 975; 2020 QCTAT 458; 2019 QCTAT 5692 et 2019 QCTAT 3683.
6 Relativement à cette dissension interne, si elle en venait à persister, soulignons au passage qu’il pourrait s’agir là d’un cas de dérogation à la présomption simple édictée par le nouvel arrêt de principe de la Cour suprême du Canada (2019 CSC 65) à l’égard de l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable pour les décisions d’organismes administratifs. Les impacts potentiels de cette décision en droit du travail, aux vastes ramifications, pourraient d’ailleurs faire l’objet d’un article en soi…