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La filature : bien l’amorcer pour pouvoir l’utiliser

En cas de doutes sur les véritables activités des salariés, les gestionnaires peuvent avoir recours à la filature. Cette pratique est encadrée juridiquement. Cet article se veut un guide de la filature pour savoir bien l’amorcer pour pouvoir l’utiliser.

22 janvier 2020
Me Isabelle Auclair, CRHA

Il peut parfois être tentant pour un conseiller en ressources humaines œuvrant en relations du travail ou en gestion de la présence au travail d’avoir recours à la filature lorsqu’il a des doutes sur les véritables activités d’un salarié. Par suite de celle-ci, l’employeur prend parfois des décisions administratives ou disciplinaires ayant des impacts importants, notamment un congédiement.

Lors de la prise de décision de procéder ou non à une filature, il faut impérativement prendre en considération les atteintes aux droits et libertés de la personne, notamment le droit à la vie privée prévu à l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[1]  :

« 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. »

Cette pratique est donc bien encadrée juridiquement. Depuis plusieurs années, les différents tribunaux ont eu plusieurs fois l’occasion de se prononcer sur les exigences afin qu’une telle filature soit admissible en preuve devant un tribunal en cas de litige.

C’est dans ce contexte qu’ont été élaborés puis suivis les critères de l’arrêt Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau[2] (« Bridgestone »).

La Cour d’appel y établissait que le problème n’était pas la captation d’image, mais la surveillance d’une personne. Également, la Cour avait refusé de donner une « signification essentiellement territoriale » à la notion de vie privée ou en incluant une renonciation à cette même vie privée dans l’existence d’un contrat de travail.

Selon la Cour d’appel, « (u)ne procédure de surveillance et de filature représente ainsi, à première vue, une atteinte à la vie privée ». Elle rappelle cependant que cela n’a pas pour effet de rendre illicite toute surveillance par l’employeur hors des lieux du travail. La personne salariée ne jouit pas d’un droit absolu à la protection de sa vie privée. Des restrictions qualifiées de raisonnables, même hors du lieu et des heures de son travail, peuvent être applicables.

La Cour écrit :

« En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d’abord que l’on retrouve un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’établissement en cause (A. Lajoie, loc. cit., supra, p. 191). Il ne saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige. »
(Les caractères gras sont de la Cour.)

L’employeur doit donc avoir un ou des « motifs raisonnables » d’enclencher la surveillance, motifs rationnels, sérieux et objectifs, relativement aux exigences de bon fonctionnement de son entreprise, de mettre en doute l’honnêteté de la personne salariée.

La surveillance doit être nécessaire pour vérifier le comportement du salarié. C’est donc dire que si d’autres moyens raisonnables existent, ils devraient être préalablement utilisés. Elle doit également être conduite par des moyens raisonnables, selon les circonstances. Elle doit donc être la moins invasive possible (par exemple, observations ponctuelles, limitées dans le temps, dans des lieux où le salarié peut être observé de façon directe par le public) et éviter les mesures qui porteraient atteinte à la dignité du salarié.

Le 3 octobre 2019, la Cour d’appel a rendu une décision concernant la mise en preuve d’une filature dans Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau (CSN) c. Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-la-Gatineau[3].

Dans cette affaire, en mai 2010, une préposée aux bénéficiaires consulte une chirurgienne orthopédiste pour une lésion à l’épaule gauche. Elle lui prescrit un traitement. La salariée s’absente du travail à compter du 8 juillet 2010.

L’employeur fait examiner la salariée par son médecin désigné le 6 août 2010. Il estime que la salariée pourrait retourner au travail dans des tâches allégées et suggère des limitations fonctionnelles temporaires (trois à quatre semaines).

L’employeur demande une nouvelle expertise auprès de son médecin désigné. L’examen a lieu le 17 septembre 2010. Dans son rapport daté du 20 septembre 2010, le médecin conclut à la simulation après, notamment, avoir pu observer la salariée sortir de sa voiture et manipuler son sac à main sans restriction. Il recommande de procéder à une filature.

L’employeur décide de faire filer la salariée, ce qui est fait le 23 septembre 2010. L’enquête montre des déplacements en automobile ainsi que la fréquentation d’un commerce et d’un marché d’alimentation. Après avoir pris connaissance de la bande vidéo, le médecin désigné conclut à la simulation; la salariée « ne présentait, le 17 septembre 2010 ou le 23 septembre 2010 aucune problématique à l’épaule gauche »[4].

L’employeur met fin à l’emploi de la salariée le 19 octobre 2010. Un grief contestant ce congédiement est déposé deux jours plus tard.

L’arbitre de griefs est alors saisi du litige. Il doit se prononcer sur l’admissibilité en preuve de la filature. Même s’il considère que l’employeur avait un motif rationnel de faire suivre la salariée, il conclut qu’il n’a pas fait la preuve d’un « motif raisonnable » d’entamer une surveillance. Il remet en question le rapport du médecin désigné sous plusieurs aspects. De plus, alors que le médecin désigné concluait à la capacité de la salariée d’effectuer des tâches allégées puis régulières, aucune démarche n’a été faite par l’employeur pour en informer la salariée.

L’arbitre conclut que l’utilisation d’une telle preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice au sens de l’alinéa 1 de l’article 2858 C.c.Q. qui se lit ainsi :

« 2858. Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. »
(…)

L’arbitre déclare inadmissible la preuve par bande vidéo. Il annule ensuite le congédiement qui en découlait.

Cette décision est portée en contrôle judiciaire par l’employeur. La Cour supérieure, qui applique la norme de contrôle de la décision correcte, annule la décision de l’arbitre. La juge examine notamment le faible degré d’atteinte au droit à la vie privée de la salariée, la filature ayant été conduite de manière raisonnable. Elle considère également l’équité du procès ainsi que la motivation et l’intérêt juridique de l’employeur, soit celle d’établir la vérité sur l’état de santé de la salariée. Son admission en preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cette décision a été portée en appel par le syndicat.

La Cour d’appel s’est d’abord prononcée sur la norme de contrôle applicable établissant qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable.

À la majorité, les juges de la Cour d’appel écrivent :

« [82] Comme le prévoit l’article 2858 C.c.Q., pour déterminer si un élément de preuve doit être rejeté lorsque les droits fondamentaux sont en jeu, l’analyse est en deux temps : il faut d’abord décider s’il a été “obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux/ obtained under such circumstances that fundamental rights and freedoms are violated”, puis, si son “utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice/ use would tend to bring the administration of justice into disrepute”. »

La Cour d’appel constate alors que l’analyse de l’arbitre porte pour l’essentiel sur le médecin de l’employeur, ses rapports, sa conduite et sa crédibilité. Or, c’est la connaissance et les motifs de l’employeur à l’époque pertinente qui sont au cœur du débat lorsque vient le temps de déterminer s’il y a un « motif raisonnable ». À cette époque, rien ne permettait à l’employeur de remettre en question l’opinion de son médecin désigné ou sa crédibilité.

Quant au sous-entendu de l’arbitre voulant qu’il y ait absence de corroboration « par des tiers de l’existence d’activités incompatibles de la salariée »[5] , il ne s’agit aucunement d’un critère reconnu par la jurisprudence.

Par ailleurs, la Cour d’appel à la majorité conclut qu’il y a une absence de motivation quant au second critère de l’article 2858 C.c.Q., soit la déconsidération de l’administration de la justice.

Ainsi, la Cour d’appel rejette l’appel, maintient la décision de la Cour supérieure et annule la décision de l’arbitre de grief.

Avant de procéder à une filature, un employeur doit donc avoir un « motif raisonnable », objectivement démontrable. Il doit éviter de baser sa décision sur des rumeurs ou des impressions. Il s’agit généralement d’une dénonciation, d’observations faites par un représentant de l’employeur ou de constatations du médecin désigné lors d’un examen demandé par l’employeur. D’autres possibilités ou une combinaison de plusieurs éléments peuvent également être invoquées.

Il a tout avantage à procéder à une surveillance portant le moins possible atteinte aux droits de la personne salariée. Si des moyens alternatifs existent afin d’obtenir l’information (par exemple, une expertise), il doit les utiliser, à moins de circonstances exceptionnelles.

Sa motivation et son intérêt seront également analysés par le tribunal éventuellement. La recherche de la vérité devrait être à la base de cette démarche.

Mener une filature selon les règles de l’art maximise les chances de pouvoir, au besoin, l’utiliser en preuve si les décisions qui en découlent font l’objet de litige. Il ne s’agit pas d’une mince affaire puisque cette surveillance constitue souvent le principal moyen, voire le seul, de mettre en preuve les prétentions de l’employeur.


Me Isabelle Auclair, CRHA

Source :

Source : VigieRT, janvier 2020.

1 Chapitre C-12.
2 Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229, [1999] R.J.D.T. 1075 (C.A.).
3 2019 QCCA 1669.
4 Paragraphe 20.
5 Paragraphe 92.