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Étendue des pouvoirs du Tribunal administratif du travail en matière de réintégration

Lorsqu’il conclut qu’un salarié a été victime d’un congédiement illégal au sens de l’article 122 ou 124 de la Loi sur les normes du travail (ci-après : « L.n.t. »), le Tribunal administratif du travail[1] (ci-après : « Tribunal ») dispose de nombreux pouvoirs. Parmi ceux-ci se trouve celui d’ordonner la réintégration du salarié lésé chez l’employeur.

7 novembre 2018
Véronique Truchon-Lachapelle

Cependant, le Tribunal n’échappant pas aux problématiques associées aux nombreux délais judiciaires dans notre système juridique actuel, il peut s’écouler plusieurs mois, voire plusieurs années, avant qu’une décision relative à un employé congédié illégalement ne soit rendue. Dans ce contexte, certaines questions se posent : dans quel poste devra être réintégré le salarié congédié? Qu’adviendra-t-il dans des cas où, dans l’intervalle, le poste de ce même salarié a été aboli ou encore si ce dernier a été remplacé par un autre employé? En d’autres termes, comment s’articule concrètement ce pouvoir de réintégration du Tribunal?

L’article 9 (3) de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] prévoit que le Tribunal peut « rendre toute ordonnance, y compris une ordonnance provisoire, qu’il estime propre à sauvegarder les droits des parties ». Cet article a plus particulièrement été utilisé en milieu syndiqué pour demander au Tribunal d’ordonner la réintégration immédiate d’un employé congédié, avant même qu’une décision n’ait été rendue relativement au fond de son dossier.

Or, ce n’est qu’en des circonstances exceptionnelles qu’une telle ordonnance sera autorisée. Plus particulièrement, l’employé devra démontrer « une apparence de droit à obtenir le remède demandé, subir un préjudice sérieux ou irréparable et, dans certains cas, démontrer que la balance des inconvénients justifie que l’ordonnance soit émise »[3].

À titre d’illustration, dans la décision Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501 c. LilyDale inc.[4], le Tribunal a été saisi d’une requête en ordonnance provisoire afin d’ordonner la réintégration immédiate de deux plaignants, organisateurs et promoteurs d’une campagne de syndicalisation, qui avaient été suspendus de manière illimitée par leur employeur. Selon le syndicat, ces suspensions constituaient des mesures d’entrave au processus de syndicalisation, qui débutait au sein de l’entreprise. Dans ses conclusions, le Tribunal a ordonné la réintégration des plaignants principalement au motif que :

« Ne pas réintégrer « les plaignants » enverrait le signal aux autres salariés que le fait d’adhérer à un syndicat peut les exposer à une suspension indéfinie de la part de l’intimée. Sans le soutien des salariés, la campagne d’organisation en cours serait assurément en péril […]. La présente situation compromet le droit des salariés d’appartenir à l’association de salariés de leur choix et de participer à sa formation. »[5]

En matière de relations individuelles de travail, ce type d’ordonnance de sauvegarde n’a cependant pratiquement jamais été utilisé. C’est donc davantage sous l’angle de la réintégration à la suite d’une décision finale du Tribunal qu’il convient d’analyser le droit du salarié victime d’un congédiement illégal de réintégrer son emploi.

En matière de pratiques illégales (article 122 L.n.t.), le Tribunal qui accueille la plainte doit ordonner la réintégration. Ce n’est que dans le cadre de plaintes pour congédiement sans cause juste et suffisante (article 124 L.n.t.) ou de harcèlement psychologique (article 123.6 L.n.t.) que le Tribunal aura la latitude requise pour se prononcer quant à l’opportunité de la réintégration. Dans ce cadre, ce n’est que lorsqu’il parvient à faire la preuve que cette réintégration est impossible, illusoire, problématique ou inappropriée que l’employeur pourra faire échec à une demande de réintégration. Le cas échéant, elle sera remplacée par une indemnité de fin d’emploi qui devra être versée au salarié.

Par ailleurs, la jurisprudence est constante sur le fait qu’un salarié qui a été remplacé par un autre employé depuis son congédiement ne fait pas obstacle à sa réintégration dans son poste, et ce, malgré le risque que ce nouvel employé puisse subir une fin d’emploi découlant de cette ordonnance[6].

Toutefois, dans le cas où le poste de l’employé congédié illégalement avait réellement été aboli depuis la fin de son emploi, le Tribunal tendait, jusqu’à tout récemment, à considérer la réintégration de ce salarié comme étant impossible. En effet, bien que l’article 128 (1) L.n.t. ne précise pas que la réintégration doive s’effectuer dans le « poste habituel » qu’occupait auparavant le salarié, le Tribunal considérait néanmoins qu’une ordonnance de réintégration ne devait pas avoir pour effet de forcer un employeur à créer un nouveau poste pour le salarié congédié sans cause, ni d’obligation de le replacer a posteriori dans un autre poste[7]. Dans ces situations, cette impossibilité de réintégrer le salarié donnait cependant ouverture à une indemnité de perte d’emploi pour ce dernier.

Pourtant, depuis quelques années, le Tribunal semble effectuer un virage quant à cette interprétation du concept de « réintégration » pour lui accorder une portée plus large et libérale.

Tout d’abord, en octobre 2013, dans la décision Deshaies c. Médias Transcontinental SENC[8], le Tribunal a été saisi d’une plainte en vertu de l’article 124 L.n.t. où l’employeur soutenait avoir non pas congédié, mais plutôt licencié le plaignant pour motifs d’ordre économique. Il s’opposait également à sa réintégration, compte tenu notamment du fait que son poste avait été aboli.

Dans cette décision, le Tribunal, accueillant la plainte du salarié, a conclu que sa réintégration dans l’entreprise était possible, et ce, malgré le fait que son poste n’existait plus. En effet, le Tribunal a déterminé que l’employeur, avant même de mettre fin à l’emploi du plaignant, aurait dû, notamment en vertu de la politique qu’il avait lui-même mise en place au sein de son entreprise, le réaffecter dans l’un des postes disponibles et pour lesquels le plaignant était qualifié. Comme ces postes existaient toujours, le Tribunal a donc ordonné à l’employeur de réintégrer le salarié dans l’emploi qu’il aurait dû obtenir, n’eût été son congédiement.

En 2014, la décision Carrier c. Mittal Canada inc.[9] de la Cour d’appel viendra, quant à elle, reconnaître clairement l’importance de la réintégration et en circonscrire l’application.

Enfin, tout récemment, en juin 2018, dans la décision Doucet c. Exia inc.[10], le Tribunal a été saisi de deux plaintes en vertu des articles 122 et 124 L.n.t. où l’employeur soutenait avoir dû abolir le poste de la plaignante dans le cadre d’une réorganisation administrative lors de laquelle son poste avait été scindé en deux.

Dans sa décision, la juge administrative, bien qu’elle a conclu que la restructuration de l’entreprise était réelle et nécessaire, a néanmoins accueilli la plainte de la salariée au motif que cette restructuration a été utilisée comme prétexte pour se débarrasser de celle-ci, et ce, en s’appuyant principalement sur le fait que l’employeur n’avait fait aucun effort significatif pour replacer la plaignante dans l’un des deux postes créés par la scission de ses fonctions.

Sur la question de la réintégration, la juge administrative a ordonné à l’employeur de réintégrer la plaignante dans l’un des deux postes issus de cette restructuration et lui a également imposé de fournir à celle-ci la formation nécessaire afin qu’elle soit en mesure d’occuper ledit poste. Relativement aux deux postes que la plaignante pourrait occuper, la juge administrative a conclu ainsi :

« [95] La plaignante a demandé à être réintégrée dans son emploi, mais le poste qu’elle occupait n’existe plus. Les parties n’ont donc pas fait valoir leur point de vue sur le poste dans lequel elle devrait être réintégrée.
[96] N’eût été son congédiement illégal, il est probable qu’elle aurait choisi le poste en recrutement puisque c’est ce qu’elle aurait voulu annoncer à l’employeur après la rencontre du 17 avril 2015. […] La plaignante, que monsieur Bélanger qualifie de “star” dans ce domaine, peut donc aisément être réintégrée dans le poste de conseillère en recrutement.
[97] Par contre, elle pourrait aussi être réintégrée dans le poste aux opérations, moyennant une formation si nécessaire pour apprendre les nouvelles tâches qui se sont ajoutées, puisqu’elle s’en occupait jusqu’à son départ et qu’elle a de l’expérience en gestion de projet.
[98] Il y a donc lieu de la réintégrer soit dans le poste de conseillère séniore en acquisition de talents ou de VP opérations, selon l’entente que pourront prendre la plaignante et l’employeur à cet effet. »[11]

En somme, les pouvoirs du Tribunal en matière de réintégration tendent de plus en plus à s’appliquer de manière large et libérale, de façon à favoriser le rétablissement du lien d’emploi de l’employé congédié illégalement. Cependant, comme la dernière décision citée ci dessus fait actuellement l’objet d’une requête en révision judiciaire, il sera intéressant de voir, au cours des prochains mois, les développements relatifs à ce droit à la réintégration.


Véronique Truchon-Lachapelle

Source :

Source : VigieRT, novembre 2018.

1 Avant le 1er janvier 2016, il s’agissait de la Commission des relations du travail.
2 Cet article a remplacé l’article 118 par. 3 du Code du travail.
3 Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501 c. Lily Dale inc., 2005 QCCRT 279, par. 25.
4 Id.
5 Id., par. 30.
6 Langlois c. Gaz Métropolitain inc., 2005 QCCRT 125, par. 61.
7 Dodd v. 3M Canada Ltd., 1997 CanLII 10628 (QC CA).
8 2013 QCCRT 505.
9 2014 QCCA 679.
10 2018 QCTAT 3009.
11 Id., par. 95-98.