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Un employeur peut-il fonder aveuglément ses décisions sur celles d’autorités étrangères?

Arrêt Bombardier inc. ‒ Un employeur est-il dispensé de ses obligations en matière de discrimination lorsqu’il fonde son refus de former ou d’embaucher une personne sur la décision d’une autorité étrangère?

9 septembre 2015
Robert E. Boyd, CRIA, et Camille Rioux

Tout récemment, dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bombardier inc.[1], la Cour suprême du Canada a mis les entreprises canadiennes en garde contre l’utilisation aveugle de décisions rendues à l’étranger et ayant un impact sur leurs activités au pays. Le fait qu’une autorité étrangère ait rendu une décision défavorable à l’égard d’une personne ne dispense pas l’entreprise canadienne de ses obligations en vertu des droits énoncés à la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la « Charte »). Il appartiendra cependant au salarié qui se plaint de la mesure fondée sur la décision d’une autorité étrangère de démontrer que cette décision est discriminatoire et contraire à la Charte.

FAITS
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les autorités américaines ont resserré les mesures de sécurité en matière d’aviation. Ainsi, elles ont soumis tous les organismes voulant offrir une formation de pilotage en sol américain à l’obligation préalable d’obtenir, pour toutes les personnes n’ayant pas la citoyenneté américaine, une mention favorable lors d’une vérification de sécurité effectuée par les autorités américaines.

M. Javed Latif, citoyen canadien d’origine pakistanaise, titulaire de permis de pilotage canadien et américain, a fait l’objet d’une décision défavorable rendue par les autorités américaines de sécurité aérienne. Se sentant liée par cette décision en raison de son certificat de formateur délivré par les autorités américaines, Bombardier a refusé de lui donner des cours de pilotage sur ses appareils, tant en réponse à sa demande d’accès à la formation fondée sur son permis américain qu’en réponse à celle basée sur son permis canadien. Bombardier n’avait pas alors et n’a jamais été mise au courant des raisons pour lesquelles l’autorité américaine avait refusé d’approuver la formation de pilotage de M. Latif.

Estimant que la décision de l’autorité américaine à son endroit était fondée sur un climat de profilage racial post-11 septembre et que, de ce fait, la décision de Bombardier en découlant constituait de la discrimination fondée sur son origine ethnique ou nationale, un motif de discrimination prohibé par l’article 10 de la Charte, M. Latif a porté plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après la « Commission »). Après enquête, la Commission a saisi le Tribunal des droits de la personne qui a fait droit à la plainte de M. Latif. Cette décision du Tribunal des droits de la personne fut, par la suite, infirmée par la Cour d’appel du Québec, estimant que la Commission n’avait pas démontré que M. Latif avait fait l’objet de discrimination fondée sur un motif prohibé.

DÉCISION
La Cour suprême confirme la décision de la Cour d’appel, rappelant à cette occasion le test applicable lorsqu’il y a allégation de discrimination en vertu de la Charte, ainsi que le fardeau de preuve que le plaignant doit rencontrer. La Cour suprême rappelle ainsi que le caractère discriminatoire d’une décision ne se présume pas, il doit être prouvé.

Ledit test se fait en deux temps.

Dans un premier temps, le plaignant doit faire la preuve qu’il y a, à première vue ou prima facie, eu discrimination à son égard. Pour ce faire, il doit démontrer la présence de trois éléments selon la norme de preuve habituelle en matière civile : la prépondérance des probabilités (50 % + 1).

Ces éléments sont les suivants :

  1. Une décision créant une distinction, une exclusion ou une préférence : c’est-à-dire une mesure qui touche d’une manière différente le plaignant par rapport à d’autres personnes à l’égard desquelles cette décision aurait pu être prise.
  2. Un lien entre la décision et la distinction, l’exclusion ou la préférence : la distinction, l’exclusion ou la préférence doit être fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’article 10 de la Charte. On doit donc être en présence d’un lien entre la différence de traitement et le motif prohibé de discrimination. En ce sens, il n’est pas nécessaire que la décision soit uniquement basée sur le motif prohibé. Elle peut ne l’être que partiellement.
  3. Des effets de la décision sur le plaignant : la distinction, l’exclusion ou la préférence doit avoir pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne.

Une fois la preuve de ces trois éléments faite par le plaignant de façon prépondérante, il y a alors renversement du fardeau de la preuve. C’est ainsi que, dans un second temps, le défendeur peut repousser l’allégation de discrimination en démontrant qu’il n’y a pas eu discrimination ou encore que la discrimination était fondée sur une des exemptions prévues par la Charte ou la jurisprudence. Il pourra par exemple tenter de démontrer que la discrimination est légitimée en raison d’une exigence professionnelle justifiée, selon les critères définis par l’article 20 de la Charte.

Dans le cas de Bombardier et de M. Latif, la Cour suprême conclut que, bien qu’il y ait présence évidente d’une exclusion, soit le refus de donner la formation à M. Latif, ce dernier n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien entre la décision prise (refuser l’accès à la formation) et un motif prohibé de discrimination (origine ethnique ou nationale).

En effet, même si la Cour suprême réitère le principe selon lequel la preuve du lien entre la décision et le motif prohibé de discrimination peut se faire de façon circonstancielle, cette dernière considère que la preuve présentée par M. Latif, alors représenté par la Commission devant le Tribunal des droits de la personne, n’était pas prépondérante.

En conclusion, la Cour suprême rappelle qu’« on ne peut présumer, du seul fait de l’existence d’un contexte social de discrimination envers un groupe [en l’espèce, des personnes dont l’origine réfère au monde arabe], qu’une décision particulière prise à l’encontre d’un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la Charte ». Or, comme la Commission n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités les raisons ayant fondé la décision des autorités américaines, la Cour suprême ne pouvait reconnaître qu’il y avait eu discrimination à l’égard de M. Latif.

COMMENTAIRES
En regard des conclusions de la Cour, les employeurs canadiens devront se garder d’appliquer de façon aveugle les décisions des autorités étrangères, et ce, même si ces dernières peuvent avoir une incidence directe sur les permis et les activités économiques de l’entreprise, comme c’était le cas pour le permis de Bombardier lui permettant d’exploiter une école de pilotage en sol américain. Les employeurs seront donc bien avisés de s’assurer qu’il n’existe pas d’éléments lui permettant de conclure que la décision de l’autorité étrangère affecte les droits protégés par la Charte de la personne visée. Dans l’arrêt Bombardier, l’autorité américaine n’avait pas communiqué les motifs de sa décision défavorable à l’égard de M. Latif. Il était donc impossible pour Bombardier de conclure à une violation de la Charte.

Les employeurs ayant des activités internationales devront donc parfois jongler, à la fois avec les exigences de leurs alliés économiques et celles des articles 10 à 20 de la Charte en ce qui concerne les motifs de discrimination, tels l’origine ethnique, le handicap ou les antécédents criminels.

Ainsi, si l’entreprise doit respecter les normes d’une autorité étrangère afin d’exercer ses activités, en présence d’une décision défavorable à un salarié, il serait prudent qu’elle tente d’obtenir les motifs de la décision, afin de s’assurer qu’elle n’est pas fondée sur un motif de discrimination en droit québécois ou canadien.

Enfin, bien que l’arrêt Bombardier s’applique dans le contexte bien particulier de l’industrie du transport aérien, les principes énoncés par la Cour suprême concernant l’obligation des employeurs de ne pas se faire le relais aveugle d’une décision discriminatoire d’une autorité étrangère ont une portée beaucoup plus large en droit du travail. En effet, sans nécessairement devoir tenir compte de la décision d’une autorité étrangère, il n’est pas rare qu’un employeur doive composer avec les exigences d’un client à l’égard de ses salariés. On peut penser, par exemple, à un client qui refuserait de travailler avec une salariée qui porte le voile ou encore un client qui exige que les salariés qui accèdent à son établissement fournissent leurs empreintes digitales. Tout comme la décision d’une autorité étrangère, l’employeur ne pourra simplement s’en remettre à la décision de son client sans s’exposer à des recours si une telle décision est contraire à la Charte.

Source : VigieRT, septembre 2015.


1 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) et Javed Latif, 2015 CSC 39.

Robert E. Boyd, CRIA, et Camille Rioux