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Que faire d’un employé présentant une dépendance à l’alcool ou aux drogues?

À quel point un salarié est-il responsable de sa consommation d’alcool ou de sa dépendance aux drogues envers son employeur? La consommation de drogues, illicites ou non, et l’abus d’alcool ne sont pas des raisons suffisantes pour discipliner un salarié. Même si l’abus de certaines substances peut avoir des conséquences sur la santé du salarié, l’employeur doit démontrer que cet abus a un effet préjudiciable sur le travail ou l’image de l’entreprise pour pouvoir imposer une sanction au salarié[1]. L’employeur doit aborder cette question délicate avec son salarié en privilégiant une approche administrative.

2 juin 2015
Émilie Duchesne

Il s’agit d’une question complexe sur laquelle les tribunaux se sont penchés à plusieurs reprises au cours des dernières années. Nous ferons un survol des différents principes établis et de certaines décisions rendues par les tribunaux concernant les répercussions d’une consommation personnelle de drogues ou d’alcool sur l’emploi d’un salarié.

La notion de handicap
Avant d’imposer une mesure administrative ou disciplinaire à un salarié, l’employeur a une obligation d’accommodement, afin de permettre au salarié concerné d’exécuter son travail malgré une condition médicale ou un handicap qui peuvent diminuer ses capacités.

Cependant, l’employeur doit avoir connaissance de cet état de santé avant d’entreprendre toute démarche d’accommodement. Cette connaissance par l’employeur peut s’établir de plusieurs façons.

Le handicap est un motif illicite de discrimination reconnu aussi bien dans la Charte canadienne des droits et libertés[2] que dans la Charte des droits et libertés de la personne[3]. Lorsqu’un salarié souffre d’une atteinte physique ou psychologique confirmée par un médecin, la reconnaissance de son handicap par les tribunaux ne cause habituellement aucun problème. Bien que la dépendance aux drogues[4] et l’alcoolisme[5] aient été reconnus comme constituant une maladie, donc un handicap, il est possible que le salarié ne soit pas conscient de son état de santé.

En pareil cas, le salarié ne signalera pas son état de santé à son employeur, alors que sa maladie pourrait occasionner de nombreux retards, des absences ou une difficulté à accomplir certaines tâches. En cas de doute, l’employeur pourra obtenir l’avis d’un médecin sur l’état de santé du salarié et sa capacité à travailler[6], mais pour mettre un terme à son emploi sans faire une démarche d’accommodement, il ne pourra invoquer le fait que son employé ne l’a pas informé.

En effet, il fut reconnu par plusieurs décisions qu’il sera possible pour le salarié de démontrer par une preuve prépondérante que l’employeur devait connaître sa maladie et aurait dû la considérer avant de lui imposer une sanction. Une récente décision rendue par l’arbitre expose cette situation[7] :

« Ce qui surprend dans la preuve patronale, ce sont les affirmations voulant que l’on ignore tout des problèmes d’alcoolisme de Monsieur Montero. Pourtant, son dossier disciplinaire fait ressortir que Monsieur Montero a déjà été sanctionné pour avoir travaillé sous l’effet de la marijuana. Une preuve non contredite veut qu’il soit entré à plusieurs reprises au travail en sentant abondamment l’alcool et que certains contremaîtres lui aient d’ailleurs fait des remarques sarcastiques à ce sujet. Il est vrai que l’on peut sentir l’alcool sans être un alcoolique. Mais lorsque des indices de cette nature sont constatés sur une longue période et que des représentants syndicaux en font privément mention aux représentants de l’employeur, il est difficile de dire que l’on ignorait tout de tels problèmes d’alcool. »

L’arbitre a cité un de nos collègues dans sa sentence Arcelor Mittal et Syndicat des métallos, DTE 2012 T-808 :

« p. 19 : En l’espèce, j’estime cependant qu’une preuve prépondérante permet de conclure qu’à la date du congédiement, l’employeur connaissait la maladie du réclamant ou, à tout le moins, qu’il aurait dû la connaître, en raison de l’abondance d’indices sérieux et probants à cet effet.

p. 20 : Bref, plusieurs indices sérieux permettent de conclure que l’employeur devait sérieusement se douter que les absences du réclamant étaient causées par un problème d’alcoolisme ou de toxicomanie. Dans les circonstances, le fait que le réclamant n’ait pas explicitement fait connaître à l’employeur la cause de ses nombreuses absences n’est pas déterminant, surtout lorsque l’on sait que l’alcoolique est souvent la dernière personne à être au courant de sa maladie et qu’il n’avoue généralement sa dépendance que lorsqu’il se trouve dans ses derniers retranchements.

p. 20 : J’en viens donc à la conclusion qu’à la date du congédiement, il était indéniable que le réclamant avait un sérieux problème d’alcool, que l’employeur ne pouvait raisonnablement l’ignorer et qu’il devait en tenir compte avant de congédier ce dernier.

p. 20 : La maladie du réclamant constitue un handicap au sens de la Charte et obligeait l’employeur à tenter de l’accommoder sans contrainte excessive, notamment, en l’espèce, en le suspendant sans solde et en exigeant qu’il ne reprenne le travail qu’après avoir suivi une cure destinée à contrôler sa maladie à l’intérieur d’un délai raisonnable. »

Comme l’a reconnu un juge administratif en 2013 dans l’affaire André Saucier c. Ville de Québec, lorsque « l’absentéisme du salarié est relié à un handicap, il ne suffit pas de démontrer que le taux d’absentéisme est excessif par rapport à la moyenne des autres employés de l’entreprise, mais il [l’employeur] doit établir qu’il a respecté son obligation d’accommodement jusqu’à la limite de la contrainte excessive[8]. »

L’accommodement du salarié par l’employeur
Dans cette même décision, le juge administratif a souligné les principes reconnus par la Cour suprême du Canada concernant cette obligation d’accommodement imposée à l’employeur[9] :

« La Cour suprême concilie l’obligation d’accommodement qui contraint l’employeur à respecter les droits fondamentaux du salarié avec celle qui oblige celui-ci à fournir une prestation de travail. Elle pose comme principe que l’obligation d’accommodement qui incombe à l’employeur cesse là où les obligations fondamentales rattachées à la relation de travail ne peuvent plus être remplies par l’employé dans un avenir prévisible. »

Au paragraphe 17 de la décision, on peut lire ceci :

« [17] […] Cependant, en cas d’absentéisme chronique, si l’employeur démontre que, malgré les accommodements, l’employé ne peut reprendre son travail dans un avenir raisonnablement prévisible, il aura satisfait à son fardeau de preuve et établi l’existence d’une contrainte excessive. »[10]

Il est bien difficile de cerner avec exactitude l’étendue de l’obligation d’accommodement de l’employeur. Chaque situation devra comprendre une analyse particulière au regard de la contrainte excessive pour l’employeur et de la situation factuelle. Il fut reconnu qu’une entente de dernière chance, un suivi psychologique, une cure de désintoxication[11] et l’exigence de se soumettre à des tests de dépistage d’alcool et de drogues après l’obtention du consentement du salarié[12] seront des moyens d’accommoder le salarié.

Par ailleurs, le comportement, le manque de collaboration ou l’attitude récalcitrante du salarié pourront être reconnus comme cause directe ou indirecte de l’échec d’une mesure d’accommodement, et l’employeur sera alors peut-être en droit d’imposer une sanction allant jusqu’au congédiement[13]. À cet égard, le juge administratif dans l’affaire Saucier a rappelé que cette obligation imposée à l’employeur « ne confère pas à l’employé atteint d’un handicap le droit de conserver son lien d’emploi lorsqu’il ne peut fournir une prestation normale de travail dans un avenir prévisible[14]. »

Certaines décisions rendues en la matière
La Commission des relations du travail, sous la plume du juge administratif dans l’affaire Sylvain Garceau c. Sico inc., a reconnu que l’employeur n’avait pas démontré une cause juste et suffisante de congédiement, et ce, malgré la consommation de drogue du salarié[15].

Dans cette décision, l’employeur suggérait au tribunal que « l’absence de contrôle sur le travail du plaignant et sa dépendance à une drogue illicite l’amènent, considérant les conséquences possibles sur l’image de l’entreprise, à exiger par entente l’abstinence totale du plaignant. » Le tribunal a retenu de la preuve que le salarié avait consommé de la cocaïne après un événement organisé pour la clientèle de l’entreprise, dans un lieu différent, soit un bar de danseuses, sans la présence des clients et en dehors des heures de travail du salarié. Ainsi, la Commission a conclu que la preuve « n’a pas démontré en quoi la consommation de cocaïne du plaignant a un effet préjudiciable sur sa prestation de travail. »

Le tribunal a souligné que pour sanctionner un salarié à la suite de consommation de cocaïne, l’employeur devra faire la preuve que cette consommation a eu « un effet préjudiciable sur son travail ou sur l’image de l’employeur. » Le juge administratif a aussi réitéré les principes reconnus par différents auteurs, soit :

« Les auteurs Linda Bernier, Guy Blanchet, Lukasz Granosik et Éric Séguin énoncent ce qui suit :

3.005 - Lorsque l’employeur peut relier l’absentéisme, les retards, les absences non autorisées et autres manquements à la dépendance à l’alcool ou aux drogues, il doit orienter la gestion du dossier du salarié en privilégiant une approche administrative.

Les mesures alors prises par l’employeur ne visent pas à punir le salarié. Elles visent, d’abord, à donner la chance au salarié de se réhabiliter et, d’autre part, dans les cas où la réhabilitation n’est pas possible, à se départir des services d’un salarié qui ne peut fournir une prestation normale de travail.

Les auteurs Georges Audet, Robert Bonhomme, Clément Gascon et Magali Cournoyer-Proulx se prononcent aussi sur cette question :

4.2.57 Le fait de consommer des boissons alcooliques ou des drogues de façon abusive et continue a toujours été considéré comme une cause juste et suffisante, surtout à cause des conséquences de ces abus qui se reflètent dans le rendement de l’employé63. Une telle conduite de la part d’un employé cadre est jugée encore plus sévèrement64. Dans de tels cas, l’employeur doit cependant démontrer que la conduite de l’employé était devenue préjudiciable à son intérêt[16]. »

Dans la décision Garceau, le juge administratif a conclu que le salarié a droit à sa vie privée au sens de l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[17]. « Il n’appartient pas à l’employeur de sanctionner la conduite d’un salarié dans sa vie privée, à moins qu’il n’en subisse lui-même un préjudice[18]. »

À l’inverse, en 2014, la Commission des relations du travail siégeant en révision administrative d’une décision rendue en 2013 par un juge administratif a confirmé que le congédiement avait été fait avec une cause juste et suffisante, soit à la suite d’une consommation excessive d’alcool. Le plaignant a porté la décision en révision en prétendant que « la Commission siégeant en première instance a créé un précédent dangereux en décidant qu’un événement qui s’est produit en dehors des heures de travail alors que le salarié n’exerçait aucune fonction peut constituer une cause juste et suffisante de congédiement. Un tel raisonnement impliquerait qu’un salarié puisse être congédié pour des faits qui se produisent dans sa vie privée. »

Dans cette affaire, la preuve a révélé que, le 15 mai 2012, le salarié a utilisé, en dehors de ses heures de travail, un véhicule de l’entreprise et qu’il a fait preuve de conduite dangereuse avec facultés affaiblies. Le salarié a conséquemment perdu son permis de conduire. La Commission siégeant en révision a précisé que :

« […] ce n’est pas sa condition physique, psychologique ou psychiatrique qui empêche le requérant de faire son travail, c’est plutôt la suspension de son permis à la suite de sa conduite en état d’ébriété qui l’en empêche.

Dans ces circonstances, la Commission siégeant en première instance n’a pas commis d’erreur en n’imposant pas une telle mesure d’accommodement à l’employeur[19]. »

En somme, cette épineuse et complexe question de l’accommodement doit s’analyser tant en lien avec les droits de l’employeur qu’avec celui du salarié de ne pas être discriminé à cause de son handicap.

Source : VigieRT, juin2015.


1 Garceau c. Sico inc., 2006 QCCRT 0045.COR1.
2 Charte canadienne des droits et libertés de la personne, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, R.-U., c.11), art. 24.
3 Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12., art. 10.
4 Union des routiers, liqueurs douces & ouvriers de diverses industries, section locale 1999 (Teamsters) et Domfer Poudres métalliques ltée – l’usine d’atomisation, D.T.E. 2006T-905 (T.A.).
5 Société en commandite 9016-7586 Québec inc. et Syndicat des travailleuses et travailleurs du Marriott Château Champlain (CSN) 2006T-236 (T.A.); Garceau c. Sico inc., préc., note 1.
6 Garceau c. Sico inc., préc., note 1.
7 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal - Local 301 et Montréal (Ville), 2014 CanLII 66118 (QC SAT).
8 Saucier c. Ville de Québec, 2013 QCCRT 0102.
9 Ibid.
10  Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 561.
11 Ibid.
12 Saucier c. Ville de Québec, 2012 QCCRT 0256 (décision interlocutoire); Section locale 143 du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Goodyear Canada, D.T.E. 2008T-27 (C.A.).
13 Sur un autre sujet voir : Central Okanagan School District No 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, voir aussi Deluxe produits de papier inc. et Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 1103, D.T.E. 2003T-1032 (T.A.).
14 Saucier c. Ville de Québec, préc., note 8.
15 Garceau c. Sico inc., préc., note 1.
16 BERNIER, Linda, Guy BLANCHET, Lkasz GRANOSIK et Éric SÉGUIN. Les dépendances dans les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail, 2e éd., vol. 2, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2009, feuilles mobiles, en mise à jour mai 2015, page iii/3-1. et AUDET, Georges, Robert BONHOMME, Clément GASCON et Magali COURNOYER-PROULX. Le congédiement en droit québécois en matière de contrat individuel de travail, 3e éd., vol. 1, Les Éditions Yvon Blais, p. 4-31.
17 Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 3.
18 Garceau c. Sico inc., préc., note 1.
19 Villeneuve c. Praxair Canada inc., 2013 QCCRT 564 (CanLII) et en révision administrative voir Villeneuve c. Praxair Canada inc., 2014 QCCRT 435 (CanLII).

Émilie Duchesne