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Suspension administrative : attention au congédiement déguisé!

Tout employeur bénéficie du pouvoir de mettre fin à l’emploi de ses employés; cela s’inscrit dans son pouvoir de direction. Certaines dispositions de la Loi sur les normes du travail créent d’ailleurs des balises à l’exercice de ce pouvoir et évitent que l’employeur n’en abuse. Ainsi, un employeur qui congédie un employé sans cause juste et suffisante est tenu de lui donner un préavis raisonnable ou une indemnité qui en tienne lieu. Ce congédiement prend généralement la forme d’un avis, remis à l’employé, selon lequel ses services ne sont plus requis ou ne le seront plus à partir d’une certaine date. Cependant, il arrive qu’un employeur procède de façon beaucoup plus subtile lorsqu’il souhaite rompre le lien d’emploi qui l’unit à un employé. On parle alors de « congédiement déguisé ».

28 avril 2015
Charles Wagner, CRHA

Celui-ci est défini par la doctrine issue des provinces de common law, et est essentiellement identique à la définition donnée au Québec :

Il y a congédiement déguisé lorsqu’un employeur apporte unilatéralement une modification fondamentale à une condition d’un contrat de travail, sans donner à l’employé visé un préavis suffisant de cette modification. Un tel acte équivaut à la résiliation du contrat de travail par l’employeur, qu’il ait eu ou non l’intention de maintenir les rapports employeur-employé. Par conséquent, l’employé peut considérer qu’il y a eu résiliation fautive du contrat et remettre sa démission, situation qui, à son tour, fait naître l’obligation de la part de l’employeur de verser à l’employé des dommages-intérêts tenant lieu de délai-congé suffisant.[1]

Selon cette doctrine, le congédiement déguisé englobe deux concepts distincts soit (i) le congédiement par induction, soit (ii) la modification substantielle des conditions de travail. Le congédiement par induction est celui par lequel un employeur masque ses réelles intentions et cherche à obtenir la démission de son employé, alors que la modification substantielle des conditions de travail ne revêt pas, a priori, la même connotation de mauvaise foi et de malice de la part de l’employeur.

Ainsi, un employé forcé de démissionner ou encore dont les conditions de travail ont été modifiées de façon substantielle sans motif valable pourrait prétendre avoir été victime d’un congédiement déguisé. La jurisprudence pullule de cas dans lesquels, par exemple, les employeurs réduisent les salaires ou les avantages sociaux de leurs employés, leur refusent des promotions promises, diminuent leurs responsabilités ou procèdent à leur rétrogradation.

En 1997, la Cour suprême du Canada s’est exprimée sur la question des congédiements déguisés dans l’arrêt Farber c. Cie Trust Royal[2]. La Cour y indiquait alors qu’afin de conclure à une modification substantielle des conditions de travail, le juge devait déterminer si une personne raisonnable, se trouvant dans la même situation que l’employé, aurait considéré qu’il s’agissait d’une telle modification substantielle. La Cour ajoutait que le fait qu’un employé soit prêt à accepter en partie la modification proposée n’est pas un élément déterminant.

La mauvaise foi de l’employeur ou l’intention de ce dernier de forcer son employé à quitter son emploi n’est pas un élément requis lorsque l’employé entreprend un tel recours. Toutefois, le fait que l’employeur ait été de mauvaise foi pourra avoir un impact sur l’indemnité qui sera accordée à l’employé.

L’employé victime d’un congédiement déguisé a en effet droit à des dommages-intérêts afin de l’indemniser pour le délai de congé auquel il n’a pas eu droit au moment de sa fin d’emploi. La durée de ce délai varie en fonction des faits de chaque dossier, des caractéristiques de l’emploi et de la situation de l’employé.

L’affaire Potter[3]
Le 6 mars 2015, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rendu une décision en matière de congédiement déguisé dans l’affaire Potter. À cette fin, la Cour suprême a appliqué les principes préalablement établis par l’arrêt Farber tout en précisant davantage certains éléments relatifs au congédiement déguisé.

Dans cette affaire, le plaignant avait été nommé au poste de directeur général de la Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick (la « Commission ») pour un mandat de sept (7) ans. Durant ledit mandat, ses relations avec la Commission se sont détériorées, si bien que les parties ont entrepris de négocier son départ en contrepartie d’une indemnité de fin d’emploi.

Or, avant la conclusion d’une entente, le salarié s’est absenté pour raison de maladie. Pendant son absence, à son insu, la présidente du conseil d’administration de la Commission a recommandé au ministre de la Justice de le congédier. Peu avant son retour au travail, la Commission l’a suspendu avec solde pour une période indéfinie, et ce, sans lui fournir de motifs au soutien de cette décision. En outre, les pouvoirs du plaignant avaient été délégués à une autre personne.

Deux mois après le début de sa suspension, le plaignant, qui ne connaissait toujours pas les motifs de cette suspension malgré une demande écrite pour les obtenir, a intenté une action pour congédiement déguisé. Dans ces circonstances, la Commission a cessé de lui verser son salaire et ses avantages sous le prétexte que ce dernier avait démissionné de son poste en intentant une action.

Le juge de première instance a conclu que la Commission n’avait pas l’obligation de fournir du travail au plaignant et qu’en conséquence, il n’avait pas fait l’objet d’un congédiement déguisé. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a confirmé ce jugement.

Afin de déterminer si le plaignant avait subi un congédiement déguisé, la Cour suprême du Canada a, quant à elle, préconisé une analyse en deux temps. Premièrement, elle a mentionné qu’il faut établir la présence d’une violation à une condition expresse ou tacite du contrat de travail. Pour ce faire, le tribunal doit déterminer si l’employeur a procédé à une modification unilatérale du contrat, sans que l’employé y consente ou qu’une stipulation autorise l’employeur à apporter une telle modification. Le cas échéant, le tribunal doit passer à la deuxième étape et évaluer si cette violation est suffisamment grave pour constituer un congédiement injustifié. À cet effet, la Cour doit avoir recours au critère de la personne raisonnable en se demandant si « au moment où [la violation a eu lieu], une personne raisonnable, se trouvant dans la même situation que l’employé, aurait considéré qu’il s’agissait d’une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail ».

En outre, la Cour a proposé une nouvelle méthode afin de conclure à un congédiement déguisé en l’absence d’une violation d’une condition particulière du contrat de travail. À cet égard, la Cour a suggéré d’analyser le comportement global de l’employeur eu égard au salarié. Dans un tel cas, la Cour propose d’analyser les actes posés par l’employeur afin de déterminer s’ils constituent la manifestation de son intention de ne plus être lié par le contrat de travail. Ainsi, le salarié n’aura pas besoin de démontrer une modification précise et substantielle de ses conditions de travail.

En conséquence, la Cour suprême du Canada a conclu qu’un congédiement déguisé prend deux formes :

  • un acte unilatéral qui comporte la violation d’une condition essentielle du contrat de travail;
  • la somme de plusieurs actes de l’employeur qui démontrent son intention de ne plus être lié par le contrat de travail.

Dans l’affaire Potter, la Cour suprême a déterminé qu’afin de décider si la suspension du plaignant représentait un acte unilatéral de l’employeur, il fallait premièrement déterminer si l’employeur possédait le pouvoir, de façon expresse ou tacite, de suspendre administrativement un salarié. Une réponse positive aurait ainsi eu pour effet d’entraîner le rejet de l’allégation de congédiement déguisé. En l’espèce, le pouvoir de suspendre n’était prévu ni expressément ni tacitement dans le contrat de travail du plaignant ou tout document relatif à son emploi. Or, puisque le salarié avait été suspendu pour une période indéfinie, que la Commission ne lui avait pas communiqué de motifs valables et qu’elle avait l’intention de le congédier, la Cour a conclu qu’il y avait bel et bien eu un acte unilatéral de la part de l’employeur.

Par la suite, la Cour a décidé que cet acte unilatéral représentait une modification substantielle des conditions de travail du salarié. En effet, au moment de sa suspension administrative, il n’en connaissait pas les motifs. Le tribunal a indiqué qu’en présence d’une suspension administrative non prévue ou autorisée, il y a une modification substantielle des conditions de travail.

Au surplus, en raison des multiples agissements de la Commission, la Cour a déterminé qu’une personne raisonnable placée dans la même situation aurait conclu que la Commission manifestait clairement son intention de ne plus être liée par le contrat de travail avec le salarié. En conséquence, la Cour a infirmé les jugements des deux instances précédentes.

Conseils pratiques
Nonobstant le fait que cette décision vise un salarié d’une autre province [Nouveau-Brunswick], elle peut s’avérer pertinente pour les employeurs québécois.

Cette affaire se veut une mise en garde selon laquelle les suspensions administratives, même avec plein salaire et avantages sociaux, peuvent être assimilées à un congédiement déguisé.

À cet égard, les employeurs doivent retenir qu’une telle mesure se doit d’être prise de bonne foi dans le but de protéger un intérêt organisationnel légitime. De plus, la durée de la suspension administrative doit avoir le moins de conséquences possible sur le salarié.

Ainsi, les employeurs pourraient, dans certaines circonstances, modifier leurs contrats de travail de manière à y prévoir un droit exprès de suspendre administrativement leurs salariés ou intégrer cet élément au manuel de l’employé.

Source : VigieRT, avril 2015.


1 Sherstobitoff, Nicholas W., Constructive Dismissal, dans Brian D. Bruce, dir., Le travail, le chômage et la justice, Montréal, Thémis, 1994, 127.
2 [1997] 1 R.C.S. 846.
3 Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick, 2015 CSC 10.

Charles Wagner, CRHA