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La disparité de traitement négociée : causes et conséquences

Au Québec, malgré une panoplie de lois et de règlements visant à contrer la discrimination[2], force est de constater que dans toutes les sphères du travail, les inégalités persistent. Sans compter que le métissage[3] des droits et la diversité religieuse, sexuelle, raciale, et cela, tant par l’âge que par les handicaps, représentent pour l’employeur et pour le syndicat de nouveaux défis d’intégration.

3 mars 2015
Diane Gagné, CRIA

Le monde du travail s’affaire depuis de nombreuses années à encourager la mise sur pied de milieux plus égalitaires, plus inclusifs. Au cœur des revendications, des actions sociales et politiques ont été entreprises pour permettre l’adoption de multiples mesures législatives favorisant l’égalité. Signalons, par exemple, l’adoption de conditions de travail décentes, l’accessibilité à une protection sociale minimale, l’intégration des personnes handicapées, les programmes d’accès à l’égalité, l’équité salariale, les congés de maternité, de paternité et parentaux, etc. Concrètement, cela se traduit dans les milieux de travail par une neutralité accrue par rapport au sexe des employés, le cumul d’ancienneté durant les différents congés parentaux, une plus ample appréciation de la notion de handicap, etc.

Néanmoins, depuis les années 80, dans un contexte de « rationalisation » et de « déficit zéro », les syndicats locaux doivent, lors des rondes de négociation, gérer les compressions demandées. La flexibilité se négocie alors en échange d’une certaine sécurité pour les travailleurs en place. C’est dans cet environnement qu’apparaissent les clauses de disparité de traitement. La prolifération de travailleurs aux statuts atypiques (par opposition au travailleur permanent et à temps plein) et la négociation d’échelles salariales différentes font naître des problèmes d’équité intergénérationnelle. Ces clauses sont souvent la réponse à un enjeu de négociation où l’on se demande « quelle précarité choisir ». Dès lors, les exécutifs syndicaux locaux se heurtent à des intérêts hétérogènes, et les résultats sont fréquemment discriminatoires.

Les derniers arrivés ou les travailleurs à venir sont souvent les seuls à porter le poids des compressions demandées. Cette situation peut découler d’un choix qui garantit la paix industrielle ou qui permet d’opter pour un moindre mal. L’imposition de mesures jugées encore plus inacceptables peut ainsi être évitée, étant donné l’interdépendance des parties. Du coup, les modes d’action mis en œuvre afin de combattre les inégalités de traitement seront sensiblement différents selon le contexte, la culture, la politique et l’idéologie ayant cours au sein des différentes organisations (Gagné, 2014). Il en est ainsi d’une part parce que les exécutifs locaux ont peu de marge de manœuvre lors des négociations et d’autre part, parce que la paix industrielle est l’objectif ultime. Dans le secteur public ou parapublic, les syndicats font face à un Conseil du trésor « intransigeant » qui profite d’un rapport de force provenant du pouvoir législatif pour imposer les conditions salariales.

Il s’agit maintenant de s’interroger à savoir dans quelle mesure la négociation de ces clauses de disparité de traitement peut malmener la citoyenneté au travail. La citoyenneté est interprétée ici comme un indicateur de la qualité de l’emploi confirmant l’égalité et l’équité dans les milieux de travail[4]. Un traitement inégalitaire se traduit, au bout du compte, par l’effritement de la citoyenneté au travail. Ce constat s’explique, entre autres, par le manque de mobilisation et de motivation des « nouveaux[5] » travailleurs. Ce problème de démobilisation et de démotivation peut générer un taux de roulement élevé avec des coûts importants pour l’employeur.

Dans les faits, l’environnement sociopolitique et économique ainsi que la constitutionnalisation[6] du droit du travail composent la toile de fond de la négociation des clauses de disparité de traitement. Dans le secteur public et parapublic, ce type de clauses apparaît comme substitut aux délocalisations, alors que dans le secteur privé, elles rendent plutôt compte de la segmentation du marché du travail et de l’évolution de la main-d’œuvre selon le genre, l’origine ethnique, l’âge ou le statut d’emploi. Ce dernier facteur, à la différence des autres, a été créé par des politiques d’embauche favorisant une plus grande flexibilité pour les employeurs et ne constitue pas en soi un motif interdit de discrimination au sens de la jurisprudence. Cette conjoncture bouleverse l’univers des relations de travail et la pratique du droit des rapports collectifs, puisque les travailleurs sur le marché de l’emploi ne sont pas tous égaux. Pourtant, il demeure périlleux d’évoquer la notion de discrimination pour expliquer cet état de fait.

Néanmoins, il ne faut pas « faire l’autruche » devant ce phénomène. La discrimination insidieuse véhiculée par ce type de clauses doit être débattue, étant donné l’importance de l’enjeu et les préjugés qui ont cours. De plus, la division du collectif de travailleurs provoquée par l’existence de clauses de disparités de traitement est d’une grande complexité. Elle ne crée pas seulement une fracture (entre minorité et majorité), mais souvent plusieurs, car les minorités peuvent aussi se subdiviser, fragilisant l’association de travailleurs et minant le climat de travail. En conséquence, le rapport entre le droit à l’égalité et les structures de travail demeure potentiellement contradictoire et peut engendrer la fragilisation de la paix sociale et industrielle.

Deux études de cas, celui des pompiers de Laval et celui des constables spéciaux du Québec, permettent d’illustrer concrètement ce propos (Gagné, 2014). Chez les pompiers de Laval, la négociation puis l’acceptation de la convention collective introduisant une deuxième échelle salariale (qui passait de 5 à 9 échelons et qui s’étalait sur 72 mois au lieu de 55) qui visait les nouveaux pompiers (embauchés après juin 1998) ont eu comme résultat concret une fracture générationnelle. Tandis que chez les constables spéciaux, c’est l’existence d’une division entre les travailleurs permanents et occasionnels qui a justifié la signature d’une entente. Celle-ci autorisait le gouvernement à décréter l’entrée en vigueur d’une nouvelle échelle salariale (qui augmentait de 5 à 10 échelons) s’appliquant rétroactivement à tous les constables spéciaux occasionnels. L’entrée en vigueur du décret a eu comme résultat que tous les constables spéciaux occasionnels ont été rétrogradés au salaire d’entrée de la nouvelle échelle, et ce, sans aucun égard à l’ancienneté alors accumulée.

Cette exigence de négocier entre précarité et traitement salarial inégalitaire a aussi eu comme effet la création « d’associations parallèles[7] ». Devant une telle « injustice », deux groupes informels, l’un chez les pompiers et l’autre chez les constables spéciaux, ont déposé respectivement une plainte à l’encontre de leur employeur et de leur syndicat à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Toutefois, de l’aveu des constables spéciaux, parties prenantes à cette action, jamais une telle mesure n’aurait été entreprise de leur part si la moindre tentative d’entente à l’amiable avait été envisagée ou si le syndicat avait accepté de déposer un grief en leurs noms. Si bien qu’en fin de compte, ce traitement de salaire inégalitaire s’est traduit par des problèmes de solidarité et d’adhésion syndicale, des conflits tant générationnels qu’idéologiques, des coûts importants et beaucoup de non-dits au nom d’impératifs économiques. Ainsi, ces clauses de disparité de traitement, loin d’être un vecteur d’égalité, produisent des brèches dans la solidarité syndicale, en outre parce qu’elles conduisent les membres à contester leur propre association.

Ainsi, ces deux cas révèlent un recoupage plus ou moins harmonieux des différents recours juridiques. L’interprétation classique, voire restreinte, des lois du travail ou des droits fondamentaux devient aussi un fardeau économique devant être assumé par tous les acteurs du marché du travail, y compris les travailleurs lésés. D’où ces constats de l’effritement de la citoyenneté au travail et de la nécessaire intervention étatique afin d’y remédier. En outre, les nouvelles figures d’emploi, tels les employés aux statuts atypiques, les personnes handicapées, les groupes minoritaires, les nouveaux employés, etc., en sont généralement les premières victimes. Finalement, le travailleur lésé, peu importe le recours utilisé, se retrouve « Gros-Jean comme devant », puisque de ces clauses de disparité de traitement émerge un sentiment d’impunité chez les tenants de celles-ci et une multiplication de travailleurs à statut précaire dans un groupe de travailleurs traditionnellement mieux protégés.

Source : VigieRT, mars 2015.


1 L’auteure, professeure en relations du travail au département des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières, tient à remercier sa collègue Karine Bellemare, CRIA, doctorante à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal pour ses précieux commentaires. Pour une discussion plus exhaustive sur le sujet, le lecteur peut consulter la thèse intitulée : Le devoir syndical de représentation sous l’angle de la Charte des droits et libertés de la personne : le cas des clauses « orphelin » déposée sur Papyrus à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal en avril 2014.
2 Notamment, les Chartes des droits et libertés (canadienne et québécoise), les programmes d’accès à l’égalité, la Loi sur l’équité salariale et les articles 87.1 et 87.3 de la Loi sur les normes du travail interdisant les clauses de disparité de traitement qui ne se résorbe pas dans un délai raisonnable.
3 Au sens de croisement, plutôt que de subordination.
4 Le concept de citoyenneté au travail a été défini de façon beaucoup plus élaborée par de nombreux auteurs en relations industrielles. Pour un portrait plus exhaustif, nous recommandons au lecteur l’ouvrage de Coutu et Murray (2010) « Travail et citoyenneté : Quel avenir? » paru aux Presses de l’université Laval.
5 « Nouveaux travailleurs » est utilisé au sens de travailleurs atypiques, qui sont ainsi nommés en opposition aux travailleurs permanents travaillant à temps plein avec un contrat à durée indéterminée, mais aussi au sens de dernier arrivé.
6 Expression utilisée par plusieurs juristes notamment Brunelle, Coutu et Trudeau (2007) « La constitutionnalisation du droit du travail : un nouveau paradigme » Les cahiers de droit vol.48 nos 1 et 2.
7 Expression utilisée par Christian Brunelle en 2002 dans l’article « L’émergence des associations parallèles dans les rapports collectifs de travail », Relations industrielles/Industrial relations.

Diane Gagné, CRIA