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La validité d’un congédiement rétroactif à la date de suspension

Les principes généraux de la suspension
L’employeur dispose d’un éventail de mesures disciplinaires ou administratives à imposer aux employés. La suspension avec ou sans salaire est une interruption temporaire de la prestation de travail du salarié qui fait partie de ces mesures. Il existe deux types de suspension : disciplinaire et administrative.

7 octobre 2014
Me Mélanie Morin, CRHA

La suspension disciplinaire a pour objectif de sanctionner un employé qui a commis une faute. Elle permet également de l’inciter à corriger son attitude. Elle peut être imposée à la suite d’un avis disciplinaire ou, lorsque le comportement fautif est plus grave, l’être sans aucune mesure au préalable comme l’exigerait le principe de progression des sanctions.

Le pouvoir d’imposer une suspension disciplinaire est généralement admis, tandis que celui d’imposer une suspension administrative a fait l’objet de nombreux débats. Cependant, il est maintenant établi que c’est une composante essentielle du pouvoir de direction de l’employeur et qu’elle fait partie intégrante de tout contrat de travail.

Contrairement à la suspension disciplinaire, qui revêt un caractère punitif pour l’employé, la suspension administrative a plutôt pour objectif de préserver les intérêts légitimes de l’entreprise. Elle peut s’appliquer dans plusieurs contextes, notamment dans le cas où des accusations criminelles pèsent sur un employé ou lorsqu’un employé ne peut exécuter sa prestation de travail, par exemple parce qu’il est en état d’ébriété au travail, ou qu’il fait l’objet d’une enquête de la part de l’employeur.

Depuis l’arrêt de la Cour suprême Cabiakman[1], la suspension aux fins d’enquête est en principe imposée avec solde, sous réserve de cas exceptionnels. En effet, la Cour suprême indique que la décision de l’employeur de suspendre l’obligation du salarié de fournir sa prestation de travail n’a pas pour effet de suspendre son obligation légale de le rémunérer. La jurisprudence permet de relever les cas d’exception où un employeur peut suspendre sans solde un employé aux fins d’enquête. Parmi ceux-ci, on retrouve notamment les situations où le salarié manque à son obligation de loyauté, celles où il fait l’objet d’accusations criminelles et ne peut fournir sa prestation de travail et celles où la suspension sans solde aux fins d’enquête est prévue dans la convention collective de l’entreprise ou que l’imposition d’une suspension sans solde pendant l’enquête y est une pratique courante.

La rétroactivité
La question de savoir si le congédiement peut ou non rétroagir jusqu’à la date de l’imposition de la suspension administrative se pose alors. Le recensement de plusieurs décisions permet de dégager le principe général voulant que le congédiement rétroagisse jusqu’au moment de l’imposition de la suspension administrative pour une enquête lorsque l’employeur sait qu’il devra imposer une mesure disciplinaire, mais ignore encore laquelle est appropriée. Toutefois, la situation est différente lorsque l’employeur ne sait pas s’il devra sévir ou non au moment où il commence son enquête. En pareilles circonstances, la jurisprudence nous enseigne que l’employeur ne pourra pas faire rétroagir cette mesure.

Qu’en est-il si un employé démissionne alors qu’il est suspendu aux fins d’enquête? Il existe très peu de décisions traitant des effets d’une suspension. Récemment, dans l’affaire Syndicat des professionnelles et professionnels de commissions scolaires de l’Ouest de Montréal et Commission scolaire des Trois-Lacs[2], l’employé, qui occupait un poste de psychologue, a démissionné de son emploi deux jours avant que l’employeur procède à son congédiement. Il a été mis en preuve que cette décision de faire rétroagir le congédiement avait de lourdes conséquences eu égard aux droits prévus à la convention collective en vigueur, mais également sur le plan de la carrière du psychologue. L’employeur s’est justifié en soutenant qu’il avait pris acte de la lettre de démission de l’employé, mais qu’il avait tout de même recommandé au comité exécutif de mettre fin à son emploi dans le but de se protéger en cas d’une contestation ultérieure sur la capacité de démissionner dudit employé. L’arbitre a jugé que la mesure de congédiement n’avait aucun objet et était carrément inutile, voire illégale, du fait qu’il n’y avait plus de lien d’emploi. En l’espèce, la preuve a révélé que l’employé avait démissionné afin d’éviter un congédiement. Toutefois, le fait qu’il visait ainsi à d’éviter une mesure disciplinaire n’est, selon l’arbitre, d’aucune pertinence.

Dans une autre affaire, Maillé et Restaurant Pizzéria Milano[3] , l’employée occupait un poste de téléphoniste à temps partiel. Après avoir présenté une demande au programme Pour une maternité sans danger (PMSD), elle a pu remettre à son employeur le Certificat visant le retrait préventif et l’affectation de la travailleuse enceinte ou qui allaite. Ce certificat confirmait qu’une réaffectation préventive était justifiée à compter de 24 semaines de grossesse et que, si cette réaffectation n’était pas possible, le retrait préventif de l’employée était recommandé. Le lendemain de la remise de ce certificat, l’employeur l’a congédiée de manière rétroactive une journée avant la date de délivrance dudit certificat. En pareilles circonstances, la CSST a jugé que, considérant le choix du moment et les faits au dossier, le raisonnement de l’employeur était étrange et que la raison invoquée par celui-ci pour justifier le congédiement n’était pas crédible. Elle a ajouté également que la concomitance des faits suggérait que celui-ci cherchait davantage un prétexte visant à camoufler un geste illégal et à priver l’employée de son droit de retrait préventif.

Enfin, dans l’affaire Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section 500 et Provigo[4], l’employé occupait le poste de boucher lorsqu’il a été suspendu aux fins d’enquête sans solde et pour une période indéterminée. Neuf jours plus tard, l’employeur lui remettait une lettre de congédiement, car l’enquête avait révélé qu’il y avait eu falsification de facture. Le congédiement était rétroactif à partir de la date du début de l’enquête. L’arbitre a commencé par rappeler qu’une suspension aux fins d’enquête est une mesure essentiellement provisoire « destinée à être remplacée par une décision définitive, laquelle rétroagit à la date du début de la suspension provisoire ». À cet égard, il a considéré que, lorsque la suspension est en vigueur au moment de prendre la décision concernant la mesure disciplinaire à imposer, telle que le congédiement, il est alors acceptable de la faire rétroagir à la date de la suspension. Il va d’ailleurs plus loin, en précisant que, selon lui, la rétroactivité est la règle selon une jurisprudence constante étant donné que la suspension indéfinie ne fait qu’un avec la mesure disciplinaire qui suivra. En d’autres termes, lorsque la suspension est transformée en congédiement, il faut considérer ces mesures comme étant un « bloc » et garder à l’esprit que la mesure disciplinaire, qui est définitive, a pour finalité de remplacer ab initio la mesure provisoire. Dans le cas d’espèce, l’arbitre a conclu que la rétroactivité avait lieu de s’appliquer.

Les principes à retenir
À la lumière de ces décisions, les corollaires suivants se dégagent. Il semble tout d’abord qu’un courant jurisprudentiel soutient que la mesure disciplinaire et définitive ne forme qu’un tout avec la mesure administrative temporaire. Il a été vu dans l’affaire Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section 500 et Provigo que certains arbitres considèrent que la rétroactivité est la règle et que la mesure administrative et la mesure disciplinaire ne forment qu’« un ». Or, la décision Syndicat des professionnelles et professionnels de commissions scolaires de l’Ouest de Montréal> et Commission scolaire des Trois-Lacs semble avoir pour effet de tempérer ce courant jurisprudentiel en se positionnant en faveur de l’employé. Même si la preuve a révélé que l’employé a démissionné afin d’éviter un congédiement, l’arbitre a conclu que la mesure disciplinaire était illégale.

Considérant cependant qu’il est généralement reconnu qu’une mesure disciplinaire peut rétroagir au début de la suspension aux fins d’enquête, qui est une mesure administrative provisoire, il pourrait être allégué que le fait que l’employé exerce des droits spécifiques, tels que le droit de retraite par exemple, dans l’intervalle ne change rien. Cependant, pour considérer la situation dans cette perspective, il faut qu’au moment de la suspension aux fins d’enquête, cette mesure soit provisoire et soit appelée à être remplacée par une mesure définitive. Il faudra cependant démontrer que l’employeur agit ainsi de bonne foi, sans chercher uniquement à priver l’employé d’avantages auxquels il aurait normalement eu droit.

La suspension aux fins d’enquête, prérogative issue du pouvoir de direction de l’employeur, revêt un caractère préventif et temporaire dans le but de protéger les intérêts légitimes de l’entreprise. Cette mesure est régulièrement utilisée afin de permettre à l’employeur de prendre connaissance de tous les faits nécessaires à sa prise de décision afin d’évaluer s’il doit ou non imposer une sanction disciplinaire.

En somme, il a été établi qu’une mesure disciplinaire peut rétroagir à la date du début de la suspension aux fins d’enquête, pourvu qu’il ait été établi qu’au moment d’imposer la mesure administrative, l’employeur savait qu’il allait sévir sans savoir pour autant quelle mesure il devait appliquer.

Source : VigieRT, octobre 2014.


1 Cabiakman c. Industrielle-Alliance, [2004] 3 R.C.S. 195.
2 2014 QCTA 498.
3 2012 QCCSST 76.
4 D.T.E. 2004T-254 (T.A.).

Author
Me Mélanie Morin, CRHA Associée Pelletier & Cie avocats Inc.
Me Mélanie Morin est associée au bureau de Pelletier & Cie avocats inc. Mélanie axe sa pratique principalement en droit du travail et de l’emploi. Elle s’occupe également de dossiers de litige civil et de droit professionnel.

Me Morin représente les employeurs tant du secteur privé (petites, moyennes et grandes entreprises) que du secteur public. Elle est appelée à représenter ses clients devant les tribunaux civils et administratifs en matière d’arbitrage de griefs, de relations de travail, d’accréditation, de congédiement et de santé et sécurité au travail. Elle axe également sa pratique sur les recours extraordinaires, tels que la révision judiciaire et l’injonction.

Me Morin agit à titre de conseillère en relations de travail, en plus de s’occuper de la négociation de conventions collectives.

Elle est conférencière en matière de relations de travail, de gestion d'employés et des enjeux reliés à l’utilisation des réseaux sociaux. Son expertise est plus particulièrement mise à contribution en matière de rapports collectifs et individuels de travail ainsi qu’en matière santé et sécurité au travail. Elle conseille également sa clientèle en matière de droit administratif, de Charte des droits et libertés et en matière d’immigration pour la clientèle d’affaires.