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Compétences concurrentes et harcèlement psychologique : une piste de solution

Lors de la mise en place des tribunaux administratifs, le législateur a voulu limiter leur compétence aux litiges qui leur sont soumis en fonction de leur seule expertise. Toutefois, il peut arriver que ces tribunaux aient à traiter de questions qui tombent dans le champ de compétences de plusieurs d’entre eux. C’est ce qui se passe par exemple, en matière de harcèlement psychologique, lorsque le législateur autorise la CRT et la CLP à se saisir de tels litiges.

30 septembre 2014
Philippe-André Tessier, CRIA

Certains auteurs ont décrit cette situation et les problématiques qui peuvent en découler, notamment la controverse jurisprudentielle qui existe quant à l’application de la chose jugée[1], en lien avec l’affaire Durocher[2]. La récente décision Pigeon et Sears Canada inc.[3] offre aussi une piste de solution intéressante en ce qui concerne cette controverse, voici donc une analyse du contexte de cette décision ainsi que de son impact possible.

Cette affaire représente la première application de la doctrine de la préclusion par la CLP pour mettre fin à une réclamation pour lésion professionnelle psychologique. Elle fournit une analyse approfondie de l’application de l’autorité de la chose jugée et de la doctrine de la préclusion en droit administratif.

La préclusion

La préclusion fait partie d’un ensemble de moyens ou de principes de droit basés sur la doctrine de l’abus de procédure. Cette doctrine empêche une partie de tenter de remettre en cause ou de plaider à nouveau un fait ou une question d’un litige qui a déjà été conclu par une autre instance.

La Cour Suprême dans Danyluk[4] a énuméré les conditions nécessaires à l’application de la préclusion : 1) qu’il y ait identité des questions à trancher, 2) que la décision antérieure soit finale et 3) qu’il s’agisse des mêmes parties. Dans Figliola[5], la Cour Suprême a expliqué sa conception relativement large de la préclusion de la façon suivante :

« Il s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige. »

Dans l’affaire Pigeon, la CLP reconnaissait néanmoins les limites de ce moyen de droit :

« Le principe de la préclusion favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice. Ainsi, la préclusion ne trouvera pas application si le tribunal de juridiction inférieure a commis une erreur de principe, en omettant par exemple d’exercer pleinement sa compétence. Les facteurs pertinents qu’un tribunal doit considérer sont notamment : le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre la décision quasi judiciaire, l’objet de la loi, l’existence d’un droit d’appel, les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative, l’expertise du décideur administratif, les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale et, facteur le plus important, le risque d’injustice. Le tribunal pourra, en tenant compte de ces critères, refuser d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. »[6]

Il s’agit en somme d’un principe juridique dont l’application a toujours suivi des règles souples. La préclusion établit un équilibre entre, d’une part, le caractère définitif des décisions et, d’autre part, d’autres considérations intéressant l’équité envers les parties[7].

Son application dans l’affaire Pigeon

La travailleuse occupait un emploi de caissière pour le compte de l’employeur lorsqu’elle a été rencontrée et interrogée par un enquêteur de la prévention des pertes de l’employeur en raison de transactions douteuses relevées sur sa caisse. Elle alléguait être restée seule, « embarrée » pendant plus d’une heure. Selon elle, l’insistance des enquêteurs à vouloir lui faire avouer qu’elle avait volé ou fraudé constitue du harcèlement. Par la suite, un stress post-traumatique a été diagnostiqué chez la travailleuse, et on lui a recommandé un arrêt de travail.

La travailleuse a soumis à la CSST une réclamation pour lésion professionnelle psychologique qui a été refusée, et cette décision a été confirmée par la révision administrative, d’où le recours devant la CLP. Elle a également déposé une plainte auprès de la CNT en alléguant que l’employeur avait manqué à son obligation de lui assurer un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.

À la suite de son enquête, la CNT a transmis la plainte de la travailleuse à la CRT. Le juge administratif de la CRT[8] a procédé à l’analyse des faits mis en preuve devant lui et a rejeté la plainte en concluant à l’absence de harcèlement.

Devant la CLP, l’employeur demandait à ce que soit déclarée irrecevable la requête de la salariée; il invoquait la préclusion en alléguant que la question de harcèlement avait déjà été tranchée par un autre tribunal administratif, en l’espèce, la CRT.

Dans un premier temps, la CLP a confirmé qu’elle ne peut appliquer l’autorité de la chose jugée. Selon elle, l’objet de la demande dont elle était saisie était différent de celui présenté à la CRT. Alors que la CRT avait à décider s’il y avait eu harcèlement psychologique, la CLP quant à elle devait conclure s’il y avait eu lésion professionnelle ou non[9].

Par la suite, la CLP a analysé la théorie mise de l’avant par l’employeur. Après avoir reconnu que les conditions d’application étaient remplies, la CLP s’est dite d’avis que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée faisait obstacle à la reconnaissance d’une lésion professionnelle psychique et au recours de la travailleuse devant la CLP.

Selon la CLP, même si elle a la compétence exclusive de déterminer s’il y a existence d’une lésion professionnelle par harcèlement psychologique, elle aura l’obligation de décider si la théorie de la préclusion s’applique lorsqu’un tribunal de compétence concurrente s’est prononcé sur l’existence ou non de harcèlement psychologique ou a procédé à en qualifier les faits[10].

« Le tribunal est aussi d’avis qu’il doit trancher d’une question qui a été déjà été décidée par la CRT. En effet, la question de savoir si l’interrogatoire du 20 avril 2011 constitue du harcèlement psychologique et un abus du droit de gérance de la part de l’employeur est l’objet principal du litige tant devant la CRT que devant la Commission des lésions professionnelles, et cette question a déjà été tranchée par la CRT. Le débat principal qui oppose les parties devant la Commission des lésions professionnelles porte ainsi sur une question déjà tranchée par la CRT et le présent tribunal ne pourrait reconnaître une lésion professionnelle psychologique consécutive à du harcèlement psychologique de la part de l’employeur lors de l’interrogatoire du 20 avril 2011 sans réviser ou infirmer les conclusions de la CRT sur des faits identiques.

(…)

[79] S’il est vrai que le présent tribunal doit ultimement décider si la travailleuse a été victime ou non, le 20 avril 2011, d’une lésion professionnelle à caractère psychologique et non pas de harcèlement psychologique, il n’en demeure pas moins que la travailleuse allègue que cette lésion professionnelle psychologique résulte du harcèlement infligé par son employeur lors de l’interrogatoire du 20 avril 2011 et des mêmes circonstances qui ont déjà été soumises à l’appréciation de la CRT. Elle demande à la Commission des lésions professionnelles de qualifier les mêmes faits de façon différente et de conclure qu’elle a fait l’objet de harcèlement de la part de son employeur et qu’il a exercé abusivement son droit de gérance. Or, la CRT a déjà décidé que l’employeur n’avait pas exercé de harcèlement le 20 avril 2011 et avait utilisé son droit de gérance de façon adéquate lors de l’interrogatoire de la travailleuse. » (Nos soulignés)

Ainsi, parce que la décision de la CRT relevait de l’exercice de sa compétence, que la décision devenait finale sans avoir fait l’objet d’un recours en révision interne ou judiciaire, que la travailleuse n’alléguait aucun bris quant à son droit d’être entendue et qu’aucune faute d’iniquité procédurale n’était prétendue, que la travailleuse ne pouvait pas par son recours entrepris devant la CLP contester indirectement la décision de la CRT et qu’elle ne pouvait à nouveau demander à un autre tribunal administratif de qualifier les mêmes circonstances pour retenter sa chance, la CLP n’avait d’autre choix que d’appliquer la préclusion soulevée par l’employeur et de déclarer le recours de la travailleuse devant la CLP irrecevable[11].

Conclusion

La préclusion est un moyen plus souple que la chose jugée. Elle permet au décideur administratif d’exercer pleinement sa compétence tout en limitant les risques de décisions contradictoires et ainsi d’assurer la stabilité des jugements.

Enfin, la Cour d’appel devrait bientôt éclairer ces questions. En effet, celle-ci aura, dans le dossier Durocher, l’occasion de nous enseigner sur le ou les principes de droit qui s’appliqueraient le plus adéquatement à une situation semblable.


Philippe-André Tessier, CRIA

Source : VigieRT, octobre 2014.

1 « Concept de la chose jugée et harcèlement psychologique », VigieRT, janvier 2013 et « Harcèlement psychologique : une compétence identique pour la CRT et la CLP? », VigieRT, avril 2014.
2 Durocher c. Commission des relations du travail 2014 QCCS 237, autorisation d’appel à la Cour d’appel accordée 2014 QCCA 761, l’audition de l’appel par voie accélérée procédera le 19 septembre 2014.
3 2014 QCCLP 1983.
4 Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460.
5 Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board) c. Figliola [2011] 3 RCS 422, paragr. 36.
6 Réf. note 3, paragr. 72.
7 Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), [2013] 2 RCS 125.
8 Pigeon c. Sears Canada inc. 2013 QCCRT 0131.
9 Réf. note 3, paragr. 59 à 62.
10 Réf. note 3, paragr. 77, 79.
11 Réf. note 3, paragr. 87 à 89.