ressources / relations-travail

La connaissance de l’anglais : quand est-elle nécessaire?

Au cours de l’année 2013, deux arbitres de griefs se sont penchés sur la question de savoir si exiger d’un candidat qu’il connaisse la langue anglaise pour obtenir un poste est admissible au sens de l’article 46 de la Charte de la langue française[1]. Ces deux arbitres ont adopté un schème d’analyse diamétralement opposé reflétant ainsi la divergence de deux courants jurisprudentiels en cette matière.

17 décembre 2013
Fany O’Bomsawin, CRHA

La Charte de la langue française
La Charte de la langue française prévoit à son article 46 qu’« il est interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance ». La question au cœur du débat dans chacun des dossiers est donc de déterminer si la connaissance d’une autre langue est nécessaire à l’accomplissement des tâches. Or, l’interprétation et l’analyse de la notion de nécessité ne font pas consensus chez les arbitres.

Décision Ville de Gatineau
Dans l’affaire Syndicat des cols blancs de Gatineau inc. et Ville de Gatineau[2], l’arbitre avait à décider si l’exigence de la connaissance de l’anglais pour un préposé à la bibliothèque était nécessaire. À l’occasion de l’affichage d’un poste de préposé à la bibliothèque à la Ville de Gatineau, l’employeur a indiqué comme exigence que le candidat devait pouvoir communiquer aisément en français et en anglais. Suivant cet affichage, le syndicat a contesté par voie de grief cette exigence et a réclamé notamment l’annulation de l’affichage ainsi que la dotation de ce poste.

En réponse à l’argument syndical voulant qu’il ne soit pas nécessaire pour un préposé à la bibliothèque de parler anglais, l’employeur a, quant à lui, argué qu’en raison des nombreuses fusions de municipalités survenues au cours des dernières années, et étant donné que certaines de ces municipalités ont une population anglophone importante, la ville désirait assurer aux usagers la continuité des services dans leur langue.

Dans cette affaire, l’arbitre est arrivé à la conclusion que la Ville de Gatineau n’a pas prouvé que la connaissance de l’anglais est nécessaire à l’accomplissement des fonctions de préposé à la bibliothèque.

L’arbitre a fait porter son analyse de la notion de nécessité de manière quasi exclusive sur une analyse purement quantitative. En effet, selon sa conclusion, considérant que seulement trois pour cent (3 %) des transactions dans les bibliothèques se déroulent en anglais, il n’y a pas de nécessité quantitative d’exiger la connaissance de l’anglais.

Aussi, en se référant à l’article 1 de la Charte de la langue française qui prévoit que la langue officielle du Québec est le français et en précisant que l’alinéa 5 de l’article 46 de cette même Charte limite les employeurs en matière d’exigence de maîtrise d’une autre langue que le français, il adopte une interprétation très restrictive de la notion de nécessité. L’arbitre va même jusqu’à préciser que, selon lui, la nécessité de connaître ou de maîtriser une autre langue que le français ne peut être reconnue que lorsque la maîtrise de cette autre langue fait « partie intégrante de l’essence même du poste »[3]. Il donne en exemple le poste de traducteur ou un poste pour lequel, en vertu de certaines lois d’ordre public, la maîtrise de l’anglais est requise.

Finalement, l’arbitre a conclu que dans ce cas, l’exigence de la connaissance de l’anglais par la Ville de Gatineau était utile, mais pas nécessaire. Ainsi, l’employeur n’a pas démontré que la connaissance de l’anglais était nécessaire à l’accomplissement des tâches de préposé à la bibliothèque et par conséquent, ce dernier n’a pas rencontré son fardeau de preuve.

Décision Ville de Québec
Dans une décision plus récente, Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec inc. et Ville de Québec[4], l’arbitre a adopté une interprétation de la Charte de la langue française plus adaptée à la réalité.

Dans ce litige, l’arbitre avait à décider si l’exigence d’une bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite était nécessaire pour pourvoir deux postes d’agent de perception de la division des revenus. Or, au cours de l’audition, la Ville de Québec a fait la preuve que les agents de perception devaient appliquer et travailler avec des concepts d’un degré de complexité important. La Ville de Québec a également mis en preuve que les agents de perception devaient pouvoir communiquer de manière précise et claire avec les contribuables ces mêmes concepts complexes afin d’avoir avec eux un dialogue efficace permettant la perception des montants dus à la ville notamment en fournissant des explications relatives aux conséquences de non-paiement et en tentant de trouver des solutions acceptables pour les deux parties.

Aussi, la Ville a démontré que, par le passé, les tâches de perception avec les contribuables anglophones avaient été accomplies par des employés qui maîtrisaient l’anglais, mais qui ne travaillaient malheureusement plus pour l’employeur.

Par ailleurs, il est à noter que la preuve a révélé qu’il n’y avait qu’une cinquantaine de dossiers par année où l’interlocuteur était anglophone.

Or, à la différence de l’arbitre dans la décision Ville de Gatineau et de manière explicite, l’arbitre a refusé de réduire le sens et la portée de l’article 46 de la Charte à une simple analyse statistique. Il a rejeté également la notion mise de l’avant par l’arbitre de la première cause mentionnée l’ayant mené à conclure que seuls les cas où l’exigence d’une autre langue fait partie intégrante de l’essence même du poste (par exemple un poste de traducteur) satisfont ce critère de nécessité. Il a qualifié cette approche comme étant étroite et restrictive.

Par ailleurs, l’arbitre a réitéré que de connaître une autre langue que le français pour une seule « occasion » ou une seule « utilité » ne satisfait pas le critère de la nécessité. Privilégiant une analyse des faits propres au cas soumis afin de déterminer si, dans ce cas précis, la connaissance d’une autre langue est nécessaire à l’accomplissement des tâches, il a donc adopté une approche globale visant à évaluer l’ensemble de la situation pour en déterminer la nécessité. L’arbitre s’est demandé « si l’employeur a démontré de manière prépondérante [que] la bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite est de nature à permettre l’accomplissement adéquat des postes d’agents ou agent de perception visés ou encore que l’accomplissement de ces tâches exigeait cette connaissance »[5].

Pour justifier une telle approche, il a pris en compte le préambule de la Charte de la langue française qui stipule notamment que l’objectif d’assurer la qualité et le rayonnement du français au Québec doit se poursuivre dans un esprit de justice et d’ouverture et dans le respect des institutions de la communauté d’expression anglaise. L’arbitre a donc adopté une approche souple permettant une analyse respectueuse des particularités de chaque cas.

L’arbitre a ainsi conclu que la Ville de Québec avait su démontrer que la connaissance de l’anglais était nécessaire à l’accomplissement des tâches d’agent de perception. Malgré le faible taux d’occurrence des situations où la connaissance de l’anglais était requise, il en est arrivé à la conclusion que les agents de perception doivent nécessairement avoir une connaissance de l’anglais dans l’accomplissement de leurs tâches.

Conclusion
Malheureusement, il demeure impossible de tracer un courant jurisprudentiel clair quant à l’approche à adopter en matière d’interprétation de la notion de nécessité de l’article 46 de la Charte de la langue française. Les deux décisions rendues en cette matière en 2013 reflètent encore une divergence d’opinions chez les arbitres quant à la façon d’analyser cette question. Il semble qu’il soit tout de même possible de respecter l’esprit de la Charte de la langue française et de permettre une modulation respectueuse des impératifs linguistiques rencontrés par les employeurs.

Pour obtenir des renseignements sur le cabinet ou pour consulter ses publications, cliquez ici.

Source : VigieRT, décembre 2013.


1 L.R.Q., c. C -11.
2 Syndicat des cols blancs de Gatineau et Ville de Gatineau, René Turcotte arbitre, 25 mars 2013, D.T.E. 2013-277.
3 Id. Paragraphe 58.
4 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec inc. et Ville de Québec, Me Jean-Guy Ménard arbitre, 29 octobre 2013, D.T.E. 2013T-818.
5 Id. Paragraphe 36.

Fany O’Bomsawin, CRHA