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Le défi d’intégration d’une culture de concertation syndicale/patronale

Processus dynamique de coopération entre partenaires patronaux et syndicaux, la négociation concertée est une option séduisante qui est adoptée depuis une trentaine d’années par les entreprises voulant développer des relations du travail plus harmonieuses.

12 décembre 2011
Pierre Deschênes, CRHA

La démarche n’en comporte pas moins certains obstacles. Manque de temps et mauvaise compréhension du concept gagnant-gagnant notamment. Ces obstacles peuvent nuire au processus de solution des problèmes et conflits inévitables en relations du travail. Cet article présente quelques réflexions sur les défis que pose l’intégration d’une culture de concertation patronale/syndicale dans une entreprise.

Les composantes de la négociation concertée
La stratégie de négociation raisonnée est désignée par des appellations diverses telles que négociation concertée, négociation centrée sur les intérêts, négociation basée sur la résolution de problèmes, négociation gagnant-gagnant. Ce sont les travaux du Harvard Negotiation Project, fondé par Roger Fisher et William Ury, qui ont établi les principes de la négociation raisonnée. C’est grâce à ces chercheurs que, depuis 1984, les entreprises québécoises ont le choix entre une approche de négociation novatrice des relations du travail et un mode classique de négociation basée sur des positions susceptibles d’entraîner des périodes d’affrontement, qui ont des effets collatéraux néfastes sur la performance d’une entreprise et sur la qualité de vie des travailleurs.

S’inscrivant dans le courant humaniste en développement organisationnel, ces deux praticiens/chercheurs de l’école de droit de l’Université Harvard ont réitéré l’importance de construire à chaque instant une relation de coopération, basée sur le respect mutuel tout en abordant plus rationnellement le différend faisant l’objet d’une négociation. On peut donc définir la stratégie de négociation concertée comme un processus dynamique de coopération entre des partenaires syndicaux et patronaux qui suivent les phases d’une démarche rationnelle de résolution de problèmes et conflits dans leurs relations du travail, en vue d’atteindre des résultats leur procurant un bénéfice mutuel.

L’expérience du dialogue patronal/syndical à l’usine d’Alma d’Abitibi-Price-Consolidated-Bowater, dialogue qui a survécu depuis 1991 à l’usure du temps et à des crises majeures, est un exemple concret de cette culture de concertation appliquée à la négociation des relations de travail, à la gestion des ressources humaines et au développement de l’organisation. Un autre exemple est l’entente cadre de stabilité opérationnelle de dix-huit ans signée en 1998 par les parties patronales et syndicales d’Alcan, faisant suite à une période plus ou moins constante de négociation raisonnée des relations du travail de 1983 à 1997.

Cependant, quand on privilégie cette vision de la négociation concertée, il importe de réfléchir aux obstacles à surmonter pour établir progressivement une relation de coopération entre les partenaires patronaux et syndicaux.

Les obstacles à la relation de coopération patronale/syndicale
L’analyse des interventions de formation et d’accompagnement en négociation concertée amène à saisir une rupture entre deux périodes. Une première période, allant de 1983 à 2000, a été celle des « années glorieuses » pendant lesquelles s’observe dans plusieurs entreprises l’implantation d’une relation de coopération syndicale/patronale afin de travailler rationnellement sur des enjeux communs de relations du travail et de développement de l’entreprise. Les entreprises veulent s’éloigner d’une période de crise et d’affrontement marquée par des grèves, des lock-out, des décrets gouvernementaux en adoptant le beau risque de la coopération. Dans ce contexte, des enjeux de relations du travail ne peuvent être résolus sans une mise en commun des ressources patronales et syndicales et sans une action concertée basée sur un partage du pouvoir et de l’information entre ces deux partenaires.

L’observation des interventions pendant la seconde période, qui commence en l’an 2000, laisse entrevoir, surtout chez les grandes et moyennes entreprises québécoises, une érosion progressive d’une expérience de négociation concertée originale en Amérique du Nord. L’accélération de la mondialisation des marchés ainsi que les fusions et acquisitions d’entreprises pour créer de gigantesques multinationales constituent un premier obstacle majeur au maintien d’une relation de coopération patronale/syndicale. Il y a une décentralisation du pouvoir de décision vers d’autres pays, que ce soit l’Angleterre, l’Australie, l’Inde ou les États-Unis, et vers un nombre restreint de grands dirigeants qui ne connaissent pas la culture syndicale/patronale de concertation parvenue à maturité dans plusieurs entreprises québécoises.

Cette nouvelle dynamique économique planétaire conduit les dirigeants patronaux, de plus en plus fréquemment, à définir unilatéralement le but de la négociation en imposant des réorganisations qui se traduisent par une réduction de la main-d’œuvre, la remise en questions de certaines conditions de travail, la fermeture d’usines, l’appel à la sous-traitance. Par conséquent, la coopération des partenaires patronaux et syndicaux pour définir des enjeux de développement de leur entreprise et résoudre rationnellement les problèmes et conflits est sérieusement remise en question.

Un second obstacle est inhérent à l’approche de négociation concertée et réside dans la compréhension qu’ont des interlocuteurs patronaux et syndicaux de la relation de coopération. Un mythe voulant que la coopération soit synonyme de perte de pouvoir car on laisse trop de place à l’autre demeure persistant. C’est pourquoi, pour bâtir une véritable relation de coopération, il faut bien connaître sa réalité et son fonctionnement afin d’adopter des attitudes et des comportements qui permettront d’éliminer plus facilement les embûches à son établissement et à son maintien.

S’inspirant de la littérature sur les groupes restreints, la figure ci-dessous, qui présente une grille de la concertation, illustre que le parcours de la flèche de la relation de coopération est lié à l’interdépendance de l’affirmation de soi d’un partenaire et de la reconnaissance de l’apport de l’autre. Se situant au début du trajet de l’axe de la coopération, la fuite s’observe davantage lorsque les parties évitent de faire face à la situation en pensant que le temps va arranger les problèmes ou conflits de relations du travail. Les interlocuteurs patronaux et syndicaux risquent alors d’être les perdants d’une situation conflictuelle qu’ils évitent d’affronter. Au milieu du chemin parcouru par la flèche de la coopération, le compromis est souvent un passage utilisé pour ouvrir la voie à la maîtrise d’une véritable démarche de résolution de problèmes et conflits.

À l’extrémité de la flèche de la coopération, les partenaires syndicaux et patronaux ont recours à la résolution de problèmes pour parvenir à un consensus sur des solutions leur procurant un bénéfice mutuel (gagnant-gagnant). Dans ce type de relation de coopération optimale, chacun des partenaires se sent, à chaque moment de leur dialogue, libre d’exprimer ses idées en toute transparence et reconnaît la nécessité de l’apport des opinions des autres partenaires. Un contexte de coopération crée un espace de liberté d’expression d’opinions à la fois communes et différentes, ce qui permet à l’information sur un problème de mieux circuler et au pouvoir de l’intelligence des interlocuteurs d’être mieux partagé tout au long du processus de résolution de problèmes. Il favorise la multiplication de consensus, qui est un processus d’échange de perceptions et d’écoute attentive permettant de concilier les intérêts des partenaires et de faire en sorte qu’ils se reconnaissent, se respectent, s’enrichissent mutuellement et s’engagent solidairement dans l’action (Doré et coll., 2002). Cette vision de la coopération démontre qu’il est faux de prétendre qu’elle est synonyme de laisser-faire en permettant à un partenaire d’occuper une place prépondérante.

Les deux autres segments du tableau, soit la contrainte et l’accommodement, s’éloignent de l’axe de la coopération. D’une part, la contrainte (gagnant-perdant), modèle classique en négociation de relations du travail, favorise l’éclosion d’un climat nocif de compétition, basé sur une forte affirmation de la position d’une partie qui veut gagner à tout prix en invalidant l’apport des idées originales de l’autre partie. La compétition empêche l’expression nécessaire des opinions divergentes sur un problème, appauvrit la qualité des échanges et crée des tensions stériles qui mènent souvent à l’affrontement. D’autre part, l’accommodement caractérise la position d’une partie qui achète la paix sociale en étant douce envers l’autre partie et en ayant une forte reconnaissance de ses seuls intérêts. Pour des entreprises où les coûts d’un arrêt de production sont énormes, la tentation est grande de laisser la partie syndicale « gagner » ou imposer ses solutions en acceptant de « perdre » provisoirement. Toutefois, à force de perdre, la partie patronale dilue considérablement son leadership sur les performances de l’entreprise.

Les obstacles à l’utilisation d’une démarche rigoureuse de résolution de problèmes
En adoptant des attitudes et des comportements de coopération, les interlocuteurs peuvent mieux maîtriser et utiliser rigoureusement les phases d’un processus rationnel de résolution des enjeux de relations du travail.

Phase 1 – Détermination d’un ou de plusieurs enjeux communs de la négociation.

Phase 2 – Élaboration d’un inventaire des problèmes caractérisant le ou les enjeux.

Phase 3 – Définition de chacun de ces problèmes dans leurs faits, causes et conséquences.

Phase 4 – Identification des intérêts communs et divergents des deux parties par rapport à cet enjeu ou à ces problèmes.

Phase 5 – Inventaire d’un grand éventail de solutions par un exercice de remue-méninges.

Phase 6 – Recherche d’hypothèses de solutions.

Phase 7 – Choix de la ou des solutions procurant un bénéfice mutuel aux parties, basées sur des critères objectifs et non sur la volonté de l’une ou l’autre partie d’imposer une solution.

Phase 8 – Planification, réalisation et évaluation de la ou des solutions retenues menant habituellement à la signature d’une entente.

Un premier obstacle, qui est de plus en plus allégué par les entreprises, est le manque de temps pour poursuivre ce processus de résolution des problèmes de relations du travail. D’une manière paradoxale, les entreprises consacrent beaucoup de temps et d’encadrement à l’implantation et à la consolidation de démarches rationnelles et rigoureuses – approche qualité, production allégée, stratégie manufacturière, etc. –, afin de résoudre efficacement leurs problèmes de performance; elles considèrent que ces mêmes démarches appliquées à la résolution des problèmes de relations du travail et de gestion des ressources humaines sont trop longues à réaliser. L’expérience démontre cependant qu’il faut prendre beaucoup de temps pour intégrer ce processus afin qu’il devienne un réflexe naturel des négociateurs, de façon à résoudre plus rapidement et efficacement les problèmes et conflits quotidiens de relations du travail.

Un deuxième obstacle réside dans l’interprétation du concept « gagnant-gagnant » employé couramment dans le langage de la négociation des relations du travail. Une première interprétation veut qu’on applique une règle de l’alternance : une fois, c’est une partie qui impose sa solution et la fois suivante, c’est l’autre partie qui gagne… On assiste à une deuxième interprétation lorsque les parties affirment avoir obtenu une solution gagnant-gagnant sans avoir suivi rigoureusement les étapes de résolution du problème menant à une solution qui est souvent imposée par la partie qui a plus de pouvoir sur la situation. Notre interprétation est que la pratique de la négociation concertée est la façon la plus efficace de parvenir graduellement à une solution gagnant-gagnant de résolution d’un problème, puisqu’elle est l’aboutissement d’une démarche rigoureuse pour construire de phase en phase, de consensus en consensus, cette solution procurant un bénéfice mutuel aux parties.

L’intégration d’une culture de concertation
L’application d’un processus de concertation n’est pas un événement limité dans le temps. Dans une entreprise, chaque négociation concertée d’un problème ou conflit de relations du travail et chaque stratégie de gestion concertée des ressources humaines pérennisent une culture de concertation. Ces dernières années, les gains importants que les entreprises ont réalisé dans la constitution de nouvelles organisations du travail mieux adaptées aux changements technologiques sont les résultats de cette culture de concertation ou d’un dialogue social intégré dans l’interaction quotidienne entre employés, syndiqués ou non syndiqués, et patrons (Lapointe, Levesque et Murray, 2001, 2000). Ce dialogue permet d’implanter et de consolider une amélioration continue du tandem dynamique et indissociable des performances productives (quantité et qualité des biens et services offerts à la clientèle) et humaines (entraide, polyvalence et flexibilité dans l’exécution des tâches, climat de coopération, sentiment d’appartenance, conciliation travail/famille, rétention de la main-d’œuvre).

Pierre Deschênes, CRHA, professeur titulaire, Université du Québec à Chicoutimi

Source : Effectif, volume 14, numéro 5, novembre/décembre 2011.


Bibliographie

Deschênes, P. « La préparation la plus difficile : apprendre à dialoguer », Effectif, vol. 8, n° 2, p. 41-43, 2005.

Deschênes, P. « Pour un pacte gagnant-gagnant - A Win-Win Solution », CGA Magazine, vol. 34, n° 7, p. 26-32, 2000.

Deschênes, P. « L’implantation d’une stratégie de négociation concertée dans une organisation : un guide d’utilisation », Interactions, 3, p. 147-167, 1999.

Deschênes, P. « L’entente cadre sur la stabilité opérationnelle d’Alcan : analyse de cas », Effectif, vol. 1, n° 2, p. 6-12, 1998.

Deschênes, P. et coll. Négociation en relations du travail : nouvelles approches, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1998 (2000 : 2e édition).

Doré, M. et coll. Cahier d’outils sur l’organisation du travail et le travail en équipe, Montréal, publié par la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN), 2002.

Fisher, R., W. Ury et B. Patton. Comment réussir une négociation (traduction française, édition revue et complétée), Paris, Éditions du Seuil, 1994.

Fisher, R. et S. Brown. D’une bonne relation à une négociation réussie (traduction française), Paris, Éditions du Seuil, 1991.

Lapointe, P.A., C. Levesque et G. Murray. Les innovations en milieu de travail dans le secteur des industries métallurgiques au Québec au Québec, Montréal, Ministère du Travail, 2001.

Lapointe, P.A., C. Levesque et G. Murray. Les innovations en milieu de travail dans l’industrie des équipements de transport terrestre au Québec, Montréal, Ministère du Travail, 2000.

Ury, W. Comment négocier avec les gens difficiles (traduction française), Paris, Éditions du Seuil, 1993.


Pierre Deschênes, CRHA