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L'incessante adaptation des conventions collectives au Québec

Malgré ce que prétendent certains, les conventions collectives ne constituent pas un frein à l’adaptation des organisations aux nouvelles réalités du monde du travail comme la mondialisation, le vieillissement de la main-d’œuvre, le besoin de flexibilité organisationnelle, la conciliation travail/vie personnelle ou la formation professionnelle.

16 décembre 2010
Patrice Jalette, CRIA, et Mélanie Laroche

Au contraire, elles s’y adaptent plutôt de manière continue, comme l’ont constaté divers spécialistes en relations du travail dans la seconde édition du livre La convention collective au Québec.

Dans le présent texte, réalisé à partir de la conclusion de cet ouvrage, nous insistons particulièrement sur cette adaptation des différentes clauses de la convention collective. Son contenu diffère en effet selon qu’elle est appliquée dans le secteur privé ou dans le secteur public, dans la grande ou dans la petite entreprise. Même à l’intérieur du secteur privé, la nature et le niveau des conditions de travail conventionnées varient presque toujours en fonction du degré de concurrence auquel l’entreprise fait face. Son contenu se transforme également pour refléter diverses influences découlant de l’évolution de l’environnement de l’organisation et des besoins des parties.

Enjeux particuliers des clauses

  Clauses Principaux enjeux
Clauses
contractuelles
Durée de la convention - Paix industrielle et stabilité
- Droit de grève et de négocier
- Capacité d’adaptation de la convention à l’évolution du contexte
Droits de la direction
- Décisions concernant l’organisation de la production et du travail
Régime syndical - Compétence sur le travail fait dans l’unité
Règlement des griefs et arbitrage - Élargissement de la compétence arbitrale
Administration de la convention - Participation syndicale à la gestion
- Capacité d’adaptation de la convention à l’évolution du contexte
Clauses
normatives
Ancienneté - Équité dans les conditions de travail
- Effets négatifs sur les employés moins anciens
Gestion et protection de l’emploi - Flexibilité numérique et fonctionnelle
- Sécurité d’emploi
Organisation du travail et de la production - Flexibilisation et rationalisation
- Droits des employés à statuts d’emploi atypiques
- Conditions de la sous-traitance
- Adaptation des salariés aux changements technologiques ou autres
Formation professionnelle - Paritarisme
- Accès
- Soutien financier
Heures de travail - Flexibilité désirée par les salariés
- Continuité de la production et de la prestation des services
Évaluation des emplois - Équité salariale et maintien
- Justice procédurale
- Participation syndicale
- Disparités de traitement
Salaires - Lien avec la performance
- Pressions visant à contenir les hausses salariales et à réduire les salaires
- Pouvoir d’achat des salariés
- Équité externe
Avantages sociaux - Coûts des régimes
- Évolution des régimes étatiques
- Évolution sociodémographique
Conciliation travail/vie personnelle - Élargissement de la conciliation aux aspects autres que la vie familiale
- Adéquation aux besoins des salariés et à la réalité du milieu de travail
- Équité et accès
- Capacité d’y recourir
Santé et sécurité du travail -Paritarisme

Flexibilité et sécurité : deux enjeux transversaux

Des analyses effectuées dans les différents chapitres de La convention collective au Québec et des statistiques colligées se dégagent de façon marquée deux tendances de fond orientant le contenu de la vaste majorité des clauses, soit la flexibilité et la sécurité.

D’une part, les employeurs ont cherché à accroître la flexibilité du travail afin d’améliorer leur capacité de s’adapter au changement, considérée comme la condition sine qua non de la performance de l’organisation. Cette volonté patronale s’est traduite de multiples façons dans les conventions : augmentation du nombre d’employés à statut précaire, recours à la sous-traitance ou à des agences de travail temporaire, implantation d’innovations technologiques, décloisonnement des tâches, développement de la polyvalence, réduction de l’importance du critère d’ancienneté dans les mouvements de personnel, etc. Bien qu’elle ne corresponde pas toujours à celle qui est recherchée par l’employeur, les salariés ont revendiqué également plus de flexibilité, notamment en matière de temps de travail, pour mieux concilier leurs responsabilités professionnelles et leur vie hors travail.

D’autre part, la convention collective vise toujours à protéger les salariés et le syndicat. Ce dernier cherche à sécuriser certains droits typiques, par exemple en matière de règlement des griefs, de sécurité syndicale, d’ancienneté, d’avantages sociaux ou de santé et sécurité du travail, tout en investissant de nouveaux champs comme la formation professionnelle et la conciliation travail/vie personnelle. Le syndicat est aussi actif dans l’administration de la convention en négociant des dispositions permettant aux salariés d’être informés, consultés, d’avoir un droit de regard, voire de participer aux décisions.

Tour d’horizon des enjeux particuliers selon les clauses
En plus de la flexibilité et de la sécurité, d’autres enjeux orientent le contenu de la convention, ceux-là propres à chacune des clauses, comme on le voit au tableau de la page 15. Ici, nous passons brièvement en revue les enjeux particuliers de plusieurs des clauses, en examinant d’abord les clauses contractuelles, puis les clauses normatives.

Les clauses contractuelles
Les clauses contractuelles, qui visent les parties contractantes et l’entente proprement dite, ne semblent pas avoir subi de changements majeurs au cours des dernières années bien qu’elles soulèvent des enjeux particuliers. Par contre, les syndicats poursuivent leurs efforts pour encadrer les droits de la direction, puisque ces derniers ont été, et demeurent, la source même des transformations récentes en matière d’organisation du travail et de la production. Ils cherchent ainsi à en minimiser les impacts sur les emplois et les conditions de travail. En ce qui concerne le régime syndical, les employeurs ont récemment remis en cause la compétence que détiennent les syndicats sur le travail fait dans l’unité, en ayant davantage recours soit à la sous-traitance, soit aux emplois à statut précaire. Enfin, malgré la stabilité des clauses de règlement et d’arbitrage des griefs, l’application par les arbitres des lois d’ordre public et des droits fondamentaux en milieu de travail bouscule cette institution et amènera peut-être dans un avenir rapproché les parties à en revoir le fonctionnement.

La durée des conventions collectives s’est allongée de façon substantielle en raison du déplafonnement législatif survenu en 1994. À partir de ce moment, la durée est devenue un enjeu important dans les négociations collectives. Pour les employeurs, l’allongement de la durée de la convention signifie une période de paix industrielle et de stabilité plus longue souvent recherchée pour effectuer des investissements majeurs. Pour les syndicats, cela implique une renonciation à négocier périodiquement les conditions de travail et à exercer son droit de grève pour une période plus étendue. Ils peuvent exiger alors des contreparties qui peuvent prendre la forme d’avantages garantis aux salariés (par exemple ajustements des salaires liés à l’inflation, maintien des emplois, investissements) ou de mécanismes prévoyant la possibilité d’ajuster la convention en cours de route (par exemple réouverture sur un nombre limité de sujets, négociation continue). De tels ajustements sont aussi possibles au moyen des clauses concernant l’administration de la convention collective qui regroupent l’ensemble des activités de mise en œuvre de son application, de son amendement et de sa révision. Plusieurs de ces dispositions vont prévoir une participation syndicale à certains aspects de la gestion de l’organisation dont la teneur varie selon le contexte et les enjeux. Ce paritarisme est certainement un outil puissant afin que les règles prévues à la convention, négociées et pour ainsi dire figées à un moment dans le temps, puissent être adaptées à la réalité changeante de l’organisation.

Les clauses normatives
De par leur nature, les clauses normatives, qui touchent directement les salariés, sont celles dont le contenu est le plus appelé à s’adapter aux nouvelles réalités tel que constaté dans l’ouvrage. De nombreuses modifications apportées à ces clauses découlent de deux orientations patronales claires, soit la flexibilisation et la rationalisation. Les employeurs veulent s’affranchir des dispositions conventionnelles limitant la flexibilité, comme nous l’avons vu précédemment. Considérant leur impact financier sur les coûts de la main-d’œuvre, on comprend que ces clauses sont un enjeu de négociation important, tant pour les entreprises privées confrontées à une concurrence accrue que pour les organisations publiques aux prises avec des restrictions budgétaires constantes. Craignant pour les emplois, les compétences et les conditions de travail des salariés, et parfois même pour la survie de l’unité d’accréditation, les syndicats tentent de préserver les protections et acquis conventionnels au chapitre de ces clauses ou de les bonifier. C’est pourquoi des enjeux normatifs comme les salaires, les heures de travail, les régimes de retraite et la sous-traitance ont été bien souvent au cœur des conflits de travail survenus durant la dernière décennie.

L’application du principe d’ancienneté a été remise en cause dans les mouvements de main-d’œuvre évidemment pour en accroître la flexibilité, mais aussi pour des motifs d’attraction et de conservation de la relève en emploi dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Ce principe peut en effet poser des problèmes dans un tel contexte à cause de son caractère discriminatoire, bien que temporaire, s’exerçant au détriment des jeunes et des autres groupes.

L’analyse de ces clauses montre que la direction dispose généralement d’une grande marge de manœuvre dans la gestion de l’organisation du travail, des emplois et de la main-d’œuvre. Par exemple, les conventions collectives laissent la plupart du temps à l’employeur la possibilité d’embaucher des salariés à statut précaire pour pallier les fluctuations conjoncturelles des activités de l’entreprise, combler les absences ou tout simplement pour économiser sur les coûts du travail. Les droits des salariés diffèrent souvent selon qu’ils obtiennent un emploi permanent, à plein temps ou à temps partiel, un emploi temporaire ou occasionnel, ce qui, à bien des égards, pose un problème d’équité en raison des conditions de travail moindres imposées dans bien des cas aux salariés à statut précaire. Par ailleurs, la contrainte principale à laquelle font face les employeurs du secteur privé en matière de gestion des emplois se résume pour l’essentiel à une priorité d’emploi selon l’ancienneté en cas de réduction du personnel, et non pas à une sécurité d’emploi comme cela peut exister dans le secteur public. Enfin, une très vaste majorité des conventions n’interdisent pas non plus la sous-traitance, mais elles peuvent y poser certaines conditions, généralement pour empêcher qu’elle n’entraîne des mises à pied. L’employeur dispose de la même latitude envers l’introduction de changements technologiques. En effet, les conventions se limitent habituellement à prévoir les effets de ces changements sur l’emploi et à mettre en œuvre des mesures permettant aux salariés de s’y adapter.

En matière d’heures de travail, les employeurs recherchent une certaine flexibilité dans la convention collective afin d’assurer la continuité du travail, notamment par le recours aux heures supplémentaires ou aux horaires inhabituels (par exemple travail de fin de semaine, travail posté). Par contre, les salariés ont aussi revendiqué avec un succès relatif, dans les dernières années, une certaine flexibilité de leur temps de travail, mais dans un but différent, soit de mieux gérer les conflits inhérents à la conciliation travail/vie personnelle.

En ce qui concerne les clauses relatives à l’évaluation des emplois, l’adoption en 1996 de la Loi sur l’équité salariale (L.R.Q., c. E-12.001) a clairement amené les parties à s’interroger de façon rigoureuse sur la valeur des emplois et sur les structures salariales. L’atteinte de l’équité salariale et son maintien de même que la participation syndicale et la justice inhérente au processus sont les enjeux actuels en cette matière. Par contre, la persistance de certaines disparités de traitement dans certaines conventions collectives demeure préoccupante du point de vue de l’équité interne.

Les régimes salariaux ont été influencés par l’équité salariale, mais aussi par les revendications patronales, souvent infructueuses en milieu syndiqué, en vue de flexibiliser les coûts de la main-d’œuvre en liant le salaire au rendement des individus et à celui de l’organisation. Quant au niveau des salaires, il demeure une source importante de conflits de travail. D’un côté, les pressions venant du contexte économique, de la situation financière de l’organisation, des concurrents, des investisseurs, des consommateurs ou des citoyens amènent inévitablement les employeurs à vouloir contenir les hausses salariales, voire dans certains cas à réduire les salaires. D’un autre côté, les revendications syndicales visant à augmenter les salaires demeurent fondées sur le désir légitime des salariés de maintenir et d’accroître leur pouvoir d’achat stagnant depuis des décennies, sur l’importance qu’ils accordent au salaire comme source de revenus et de reconnaissance de leur travail ainsi que sur des comparaisons faites avec la rémunération offerte dans d’autres entreprises similaires (équité externe).

L’évolution des conventions collectives au chapitre des avantages sociaux est largement tributaire des politiques de protection sociale mises en œuvre par l’État. Une amélioration des régimes publics se répercute habituellement dans les conventions collectives, mais un recul est rarement compensé par une bonification de leur contenu. Les avantages sociaux ont un effet certain sur la compétitivité des entreprises, leurs coûts totaux pouvant atteindre de 35 % à 45 % des coûts des salaires. On comprend pourquoi les différents régimes restent un enjeu important des négociations collectives actuelles, alors que les parties tentent d’en optimiser les coûts pour l’employeur et les bénéfices pour les salariés. Diverses tendances, comme le vieillissement de la main-d’œuvre, les difficultés financières des entreprises, l’évolution des besoins des salariés, les avancées médicales ainsi que l’émergence de nouveaux problèmes de santé, ont influé sur les coûts des régimes de même que sur leur nature.

S’il y a une matière conventionnée qui a évolué au cours des dernières années, c’est bien la conciliation travail/vie personnelle. Cette évolution s’est faite surtout sous l’impulsion d’une intervention étatique accrue concernant le congé de maternité, le congé parental, le congé d’adoption, les congés liés aux obligations parentales ainsi que le Régime québécois d’assurance parentale. Il faut toutefois voir que l’intervention étatique concerne surtout la conciliation des responsabilités professionnelles des parents et moins une conciliation plus large touchant tous les aspects de la vie personnelle. La négociation de ces pratiques comporte un certain nombre d’enjeux, comme leur adéquation aux besoins des salariés et à la réalité du milieu de travail, l’équité quant à leur accessibilité ainsi que la garantie de pouvoir y recourir en dépit des contraintes organisationnelles.

La convention collective reste un moyen privilégié pour garantir des droits aux salariés dépassant ce qui est prévu par la législation du travail, mais également pour innover. Cela est vrai non seulement en matière d’avantages sociaux et de conciliation travail/vie personnelle, mais aussi de formation professionnelle et de santé et sécurité du travail. Au cours des vingt dernières années, on a assisté à plusieurs innovations en matière de formation professionnelle ainsi qu’à une prise en charge plus grande par les milieux de travail des enjeux qui y sont liés comme l’accès à celle-ci, le paritarisme dans sa gestion et son financement. En ce qui concerne la santé et la sécurité du travail, le contenu des conventions reprend pour l’essentiel ces droits et ces obligations édictés par la loi, en les rendant dans certains cas plus contraignants pour l’employeur. Bien que les conventions jouent un rôle complémentaire en cette matière, il faut voir que la négociation collective a permis de rendre plus concret encore le paritarisme instauré par la loi et le développement d’attitudes de coopération et de concertation.

Conclusion
Ce bref tour d’horizon sur l’évolution de son contenu en regard des enjeux soulevés actuellement par les parties montre bien que la convention collective est une institution suffisamment souple pour s’adapter aux exigences patronales qui découlent de la concurrence accrue induite par la mondialisation des marchés ou des pressions budgétaires dans les organisations publiques. La convention collective, souvent soutenue en cela par les politiques publiques en matière de travail, a été en mesure de relever d’autres défis associés à l’évolution des besoins de la main-d’œuvre, par exemple en matière de formation ou de conciliation travail/vie personnelle. Cette adaptation de la convention collective a été facilitée par la structure décentralisée de la négociation collective au Québec, qui permet une meilleure prise en compte des contraintes et des besoins de l’entreprise et des salariés.

De toute évidence, la convention collective continuera d’être influencée par l’évolution du cadre législatif, la mondialisation ou l’évolution démographique comme ce fut le cas au cours des dernières années. On peut penser, par exemple, que la récente crise économique et les restructurations qu’elle a engendrées amèneront les parties à y prévoir des mesures permettant de mieux anticiper ces événements et de réduire l’incertitude qui y est associée, notamment le partage d’informations économiques. Si le passé est garant de l’avenir, tout indique que les changements qui toucheront la société québécoise, et les relations du travail en particulier, finiront par se refléter dans la convention collective en raison de sa capacité d’adaptation démontrée aux nouvelles réalités.

Patrice Jalette, CRIA, professeur agrégé, et Mélanie Laroche, professeure adjointe, École de relations industrielles, Centre de recherche Interuniversitaire sur la mondialisation et le travail, Université de Montréal

Source : Effectif, volume 13, numéro 5, novembre/décembre 2010.


Patrice Jalette, CRIA, et Mélanie Laroche