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Les dispositions sur le harcèlement psychologique : un accroc au droit de gérance?

Depuis le 1er juin 2004, de nouvelles dispositions dans la Loi sur les normes du travail[1] définissent la notion de harcèlement psychologique au travail et confèrent à tout salarié le droit à un milieu de travail exempt de harcèlement[2]. En outre, le législateur a instauré un recours disponible aux salariés s’estimant victimes de harcèlement psychologique. À ce titre, un salarié prétendument victime peut déposer une plainte auprès de la Commission des normes du travail. À la suite d’une enquête, une telle plainte peut être déférée à la Commission des relations du travail pour adjudication[3]. En milieu syndiqué, un syndicat peut se prévaloir de la procédure de griefs au nom du salarié plaignant. La protection contre le harcèlement psychologique fait partie intégrante de la convention collective.

28 mai 2009
Gilles Rancourt, CRIA et Pierre-Étienne Morand

Dès l’arrivée de ces nouvelles dispositions, bon nombre d’employeurs appréhendaient alors un accroc à leur droit de gérance de leur entreprise, une prérogative qui leur est chère. Qu’en est-il?

Le harcèlement psychologique : un concept clairement défini, mais difficile à déterminer
Le harcèlement psychologique est défini comme étant une conduite « vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste ».[4] Par ailleurs, une seule conduite pourrait constituer du harcèlement dans la mesure où celle-ci porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

Bien que la Loi nous fournisse la définition précitée, il peut s’avérer hasardeux de déterminer si une conduite constitue ou non du harcèlement psychologique. Chaque cas en est un d’espèce.

D’ores et déjà, nous pouvons conclure que les conduites suivantes peuvent généralement être assimilées à du harcèlement et faire l’objet de sanctions : empêcher une personne de s’exprimer, la ridiculiser ou la déconsidérer, lui proférer des menaces ou adopter une attitude méprisante à son égard, etc.

Toutefois, des conflits de personnalités, des situations conflictuelles normales ou toutes autres situations « acceptables socialement » ne sauraient être considérés comme du harcèlement au sens de la Loi.

Le harcèlement, une affaire de perception
L’identification d’une situation pouvant justifier une plainte pour harcèlement psychologique peut s’avérer une tâche assez complexe. En effet, la perception du salarié, qui, rappelons-le, est souvent empreinte de subjectivité, pourrait entraîner des plaintes non justifiées objectivement. Une situation jugée harcelante pour une personne peut être perçue comme étant anodine par une autre, d’où l’importance pour tous les acteurs en relations de travail, mais également pour les tribunaux, d’adopter une approche objective dans l’appréciation de faits et circonstances entourant une plainte. Par exemple, voici un jugement tiré de la jurisprudence :

« De même, le fait que l’employeur émette une directive pour circonscrire le territoire de travail des agents constitue le simple exercice de son droit de gérance. Ce droit, exercé dans l’intérêt de l’entreprise, ne doit pas être confondu avec une manifestation de harcèlement psychologique.

« Pour la Commission, les prétentions de la plaignante ne se concrétisent par aucun élément objectif de preuve pouvant s’assimiler à une quelconque forme de harcèlement. Plus particulièrement, elle ne formule aucun reproche à l’égard de ses collègues de travail ou de ses supérieurs; au contraire, elle reconnaît que tous étaient polis et courtois à son endroit.

« Il s’agit ici d’un cas manifeste de perception subjective de harcèlement psychologique au travail, ce qui est à l’opposé de ce que la Loi sur les normes du travail vise à protéger.] [5]»

Il n’est donc pas avisé d’analyser une situation factuelle donnant lieu à une plainte en se fondant uniquement sur l’opinion du salarié plaignant. Le harcèlement psychologique s’apprécie selon une perspective globale, en fonction d’une personne raisonnable placée dans la même situation. L’intention de l’employeur ou de son représentant n’est pas pertinente.

Le droit de gérance de l’employeur : une prérogative « relative » qui prête le flanc à des perceptions…
La protection qu’offre la LNT contre le harcèlement psychologique ne saurait constituer un accroc à l’exercice raisonnable du droit de gérance de l’employeur. D’ailleurs, la jurisprudence doit souvent départager le simple exercice du droit de gérance de l’employeur, y compris son pouvoir disciplinaire, d’une conduite empreinte de harcèlement, ce qui n’est pas une mince tâche.

Or, il existe une différence importante entre le recours à l’autorité, de façon abusive et vexatoire, et l’exercice légitime et raisonnable du droit de gérance. Par exemple :

« La Commission des lésions professionnelles précise que le droit de gérance de l’employeur doit être exercé à l’intérieur de certaines limites et ne doit pas être empreint de mauvaise foi ni d’arbitraire; il ne doit pas constituer un abus de droit. Par exemple, même si un employeur peut rétrograder un employé ou lui donner un avis disciplinaire, il faut des motifs bien fondés pour le faire sinon c’est l’arbitraire et l’abus.] [6]»

De simples inconvénients, de l’insatisfaction ou des désagréments à la suite de l’exercice du droit de gérance de l’employeur ne pourront donc être considérés comme étant du harcèlement. Par exemple :

« Le lien de subordination entre un employeur et un salarié impose à ce dernier d’exécuter son travail selon les directives et le contrôle de son employeur. Il peut discuter de certaines modalités, mais c’est son patron qui a le dernier mot, dans la mesure que tout soit raisonnable.

« Dans un contexte de travail, il y a toujours des situations plus stressantes que d’autres. Elles peuvent engendrer à l’occasion des réactions plus vives, mais il faut justement les remettre dans leur contexte afin d’y retrouver une intention malveillante. Avec les interminables questionnements du plaignant sur des évidences ou sur des futilités, il apparaît normal que l’on ait échappé des expressions similaires. Ces remarques isolées, non répétitives, sont des manifestations d’étonnement ou d’exaspération et non d’inimitié ou d’hostilité. Le plaignant n’a pas prouvé de harcèlement psychologique sous cette catégorie.] [7]»

Compte tenu de ce qui précède et de la jurisprudence, l’employeur peut réprimander un salarié fautif et lui adresser des reproches afin qu’il modifie sa conduite. L’employeur peut également imposer des mesures disciplinaires afin d’amener le salarié à se corriger, sans pour autant que celles-ci soient assimilées à du harcèlement. Ce qui emmène des décisions telles que :

« L’employeur a le droit d’exiger le respect de l’horaire de travail, et cela ne peut constituer du harcèlement psychologique dans ce cas-ci. Ses raisons sont compréhensibles et incontestablement liées au bon fonctionnement de l’organisation. Les retards perpétuels et la tolérance de la direction antérieure ne donnent aucun droit acquis à la plaignante et ne l’exemptent pas de son obligation de respecter les attentes clairement exprimées par son patron. En tant qu’employée, elle doit respecter l’autorité de la direction conformément aux obligations découlant de son contrat de travail.] [8]»

Dans l’exercice de son pouvoir disciplinaire, l’employeur devrait être vigilant et s’assurer qu’il utilise son pouvoir disciplinaire de façon similaire, d’un salarié à l’autre, pour une faute analogue.

En somme, le droit de gérance de l’employeur demeure avant tout un pouvoir discrétionnaire conférant à son titulaire le droit de diriger et de contrôler son entreprise. Les tribunaux reconnaissent à l’employeur, voire cautionnent une liberté d’action assez étendue « qui inclut le droit à l’erreur à la condition que celle-ci ne soit pas abusive ou déraisonnable] [9]». Dans ces circonstances, dans la mesure où l’employeur est justifié d’intervenir, et qu’il n’est pas animé d’intentions malveillantes vis-à-vis d’un salarié, il lui sera loisible d’intervenir sans crainte d’être condamné pour harcèlement psychologique.

Conclusion
Contrairement à ce que nous aurions pu anticiper, l’adoption en 2004 des dispositions de la Loi sur les normes du travail portant sur le harcèlement psychologique n’a pas limité le champ d’action de l’employeur dans l’exercice de ses droits de gérance. Nous pouvons même affirmer que la jurisprudence portant sur cette question aura permis de mieux encadrer ce droit de gérance en confirmant son existence et en légitimant son exercice.

Le recours à l’encontre du harcèlement psychologique est relativement nouveau au Québec. Encore à ce jour, plusieurs entreprises n’ont toujours pas établi de politique en matière de harcèlement psychologique. De telles politiques, lorsqu’elles sont appliquées, permettent dans certaines circonstances de démontrer que l’employeur s’est acquitté de son obligation de se pourvoir de moyens non seulement de prévenir le harcèlement, mais aussi de le faire cesser dès lors qu’une telle conduite est portée à sa connaissance.

Gilles Rancourt, CRIA et Pierre-Étienne Morand, avocats au sein du groupe de Droit du travail et de l’emploi, Heenan Blaikie Aubut, partie intégrante de Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., S.R.L., Québec

Source : VigieRT, numéro 38, mai 2009.


1 L.R.Q. c. N-1.1.
2 Art. 81.19 LNT.
3 Art. 123.6 et suivants LNT.
4 Art 81.18 LNT.
5 Fournier c. Isolation Beauport (1978) inc., 2006 QCCRT 614.
6 Lachance et CPE la Grosse Maison, 2008 QCCLP
7 Bangia c. Nadler Danino S.E.N.C. 2006 QCCRT 419
8 Bourque c. Centre de santé des Etchemins, 2006 QCCRT 104
9 Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières (Syndicat des infirmières et infirmiers Mauricie – Cœur-du-Québec), D.T.E. 2006T-209 (T.A.).

Gilles Rancourt, CRIA et Pierre-Étienne Morand