Or, récemment, avec l’émergence des médias électroniques, on assiste à une prolifération des moyens à la disposition d’un employé pour divulguer de telles déclarations : forums de discussion, sites de réseautage, blogues, pages personnelles d’employés ou d’ex-employés. Ces sites ne sont pas toujours encadrés et vérifiés et sont souvent très ouverts à l’improvisation. Certains forums sont d’ailleurs spécifiquement créés pour proférer des opinions défavorables, des injures ou des propos diffamatoires contre un employeur. Les propos publics des employés étant difficilement contrôlables, quels sont les droits de l’employeur et les moyens dont il dispose pour mettre fin aux atteintes à sa réputation et à sa cyber-réputation?
Le droit des employés à la liberté d’expression n’est pas absoluLa liberté d’expression est protégée par la Charte des droits et libertés de la personne ainsi que par la Charte canadienne des droits et libertés. Cette protection ne signifie toutefois pas que ce droit peut être exercé de façon absolue. Ainsi, il est limité, entre autres, par le devoir de loyauté de l’employé envers son employeur. La fidélité qui caractérise ce devoir de loyauté exige que l’employé agisse avec prudence, diligence et discrétion et qu’il s’abstienne de poser tout acte qui pourrait causer un dommage à son employeur. L’intensité de cette obligation de loyauté varie selon la nature des fonctions et responsabilités confiées à l’employé. Par exemple, les employés-clés, les dirigeants et le personnel de direction sont tenus à une obligation de loyauté plus lourde.
Même si elle est de moindre intensité après l’expiration du contrat, l’obligation de loyauté survit pendant un délai raisonnable après sa cessation et perdure même indéfiniment lorsque l’information touche à la réputation et à la vie privée d’autrui. À titre d’exemple, un ex-employé ne pourra pas utiliser des subterfuges ou tenir des propos calomnieux envers son ex-employeur pour inciter des clients à faire affaire avec une nouvelle entreprise qu’il a fondée ou pour laquelle il travaille. Le délai raisonnable pendant lequel perdure l’obligation de loyauté est généralement inférieur à un an et ne dépasse pas six mois pour l’employé non cadre, qui ne détenait pas de renseignements confidentiels ou qui n’était pas susceptible d’avoir une influence déterminante sur la clientèle. Dans ces derniers cas, le délai raisonnable de survie du devoir de loyauté est plus long.
De son côté, l’employeur est titulaire de droits prévus par la Charte des droits et libertés de la personne, tels que le droit au respect de sa réputation, de sa vie privée, de son nom ainsi que de son image. Il est donc en droit d’exiger que son employé ou son ex-employé s’abstienne de toute déclaration ou divulgation susceptible d’affecter ou de violer ses droits.
Dans quel cas un employé peut-il dénoncer publiquement son employeur?Il existe des cas où un employé serait justifié de dénoncer publiquement une situation qui a cours chez son employeur. Toutefois, l’employé qui décide de dénoncer publiquement son employeur doit être très prudent. À ce titre, certains critères ont été élaborés par la jurisprudence afin de déterminer si l’employé était justifié de recourir à la dénonciation publique. Bien qu’il soit difficile de définir la portée de chacun de ces critères et qu’il faille analyser chaque cas individuellement, nous pouvons les résumer ainsi :
- l’employé doit agir de bonne foi et pouvoir justifier ce comportement par des motifs sérieux et objectivement défendables, dont la sécurité des personnes ou la prévention du crime;
- l’employé ne doit avoir recours à la dénonciation publique qu’en dernier recours après avoir épuisé tous les autres moyens dont il dispose à l’interne pour régler le problème;
- l’ampleur de son intervention publique, dans la mesure où il a pu la prévoir et où elle a été réalisée sous son contrôle, ne doit pas être disproportionnée avec l’objectif poursuivi;
- l’employé ne peut dénoncer que les faits pertinents et nécessaires à son intervention après en avoir vérifié consciencieusement l’exactitude selon les moyens à sa disposition.
Lorsque ces critères sont satisfaits, l’employé est généralement considéré en droit de parler publiquement afin de dénoncer son employeur. Dans le cas contraire, l’employeur est justifié d’intervenir et d’imposer une sanction disciplinaire à l’employé fautif. Il est entendu que la portée de ces sanctions disciplinaires sera corrélative à la nature de la dénonciation et à l’étendue des dommages causés par l’atteinte à la réputation. Ainsi, l’employeur pourra imposer un avis disciplinaire, une suspension et même un congédiement selon la gravité de la faute reprochée et le degré de diffusion de l’information.
Le règlement des désaccords sur la place publique : illustrations jurisprudentiellesMalgré les critères énoncés précédemment, il est difficile, voire impossible de définir précisément les comportements ou les propos qui pourraient être sanctionnés par l’employeur, puisque chaque cas est un cas d’espèce. Toutefois, certaines décisions des tribunaux permettent de mieux comprendre l’interaction des différents concepts que sont le devoir de loyauté, le droit à la liberté d’expression et le droit à la réputation.
Le premier exemple est celui d’employés qui se sont vu imposer des sanctions disciplinaires au motif qu’ils avaient dépassé la limite de la simple critique. Dans le cadre d’une demande d’accréditation, un communiqué de presse avait été envoyé à un journal local dans le but de critiquer l’attitude des dirigeants à l’égard des employés. Certains propos dans ce communiqué critiquaient l’attitude globale de l’entreprise. Dans une décision confirmée subséquemment par la Cour d’appel, le juge Dalphond de la Cour supérieure a distingué deux types de propos. D’abord, il a conclu que les déclarations où les personnes critiquées ou même diffamées n’étaient pas nommées spécifiquement étaient acceptables. Puis il a jugé que les propos cinglants et non fondés à l’effet que certains dirigeants de l’entreprise clairement identifiables auraient abusé de leur pouvoir quant à l’administration, aux finances et aux opérations constituaient de la diffamation intentionnelle. Il a ajouté que ces propos n’avaient pas été prononcés dans une phrase échappée au cours d’un discours enflammé, mais qu’ils faisaient partie d’un communiqué de presse écrit et réfléchi. Tout en maintenant les motifs du juge Dalphond, la Cour d’appel modifia uniquement le montant des dommages, qui était fixé à 80 000 $ par la Cour supérieure et condamna les employés au paiement de dommages-intérêts ainsi que des dommages exemplaires pour une somme totale de 65 000 $.
Dans une autre affaire, un employé avait publié et signé électroniquement un texte dans un forum de discussion en utilisant l’adresse courriel réservée aux employés de l’entreprise. Ce texte contenait des opinions politiques diffamatoires et offensantes. L’employeur a démontré que les propos de l’employé avaient été associés à l’entreprise et que la publication de ce texte l’avait empêché d’obtenir du financement auprès de prêteurs potentiels. Par conséquent, le juge Massol de la Cour du Québec a jugé qu’il y avait eu atteinte à la réputation de l’employeur. L’employé jouissait de la confiance de l’employeur et devait savoir que l’utilisation de l’adresse Internet de l’employeur sans son consentement pour écrire un texte de nature douteuse pourrait causer des dommages à ce dernier. La Cour a conclu que l’employé avait manqué à son devoir de loyauté et l’a condamné au paiement de dommages-intérêts au montant de 3000 $.
Dans un autre dossier dont était saisi le Tribunal d’arbitrage, des employés avaient dénoncé publiquement, dans plusieurs reportages médiatiques, des collègues qui s’adonnaient à une pratique illégale de sous-traitance d’heures de travail. Les employés qui avaient dénoncé avaient fait l’objet d’avis disciplinaires, de suspensions ainsi que d’un congédiement. L’arbitre Dulude a jugé que la dénonciation était justifiée et faite dans l’intérêt public en conformité avec les critères établis par la jurisprudence, à savoir : des propos directs, francs et non excessifs et un objectif valide et légitime. En conséquence, le Tribunal d’arbitrage annula les avis disciplinaires, les suspensions et le congédiement. Cet exemple démontre que ce ne sont pas tous les cas de dénonciation publique qui peuvent engendrer des sanctions disciplinaires.
Finalement, notons que les tribunaux ne retiendront la responsabilité d’un employé que pour des propos qu’il a effectivement tenus. Par exemple, un employé est responsable des commentaires faits à un journaliste et des citations contenues dans un article de journal, mais il n’est pas responsable du sensationnalisme médiatique, non plus que des interprétations erronées ou exagérées ainsi que des commentaires indûment suggestifs faits par d’autres intervenants.
Instaurer une politique interne…Afin de parer les conséquences des dénonciations publiques, tout employeur devrait mettre en place une politique qui indique aux employés leurs divers droits, obligations et devoirs à cet égard. Cette politique devrait contenir un code de conduite traitant spécifiquement des déclarations publiques et prendre bien soin de viser tous les types de médias. Ainsi, toute fausse impression des employés à l’effet que les commentaires émis dans les médias ou dans Internet sont sans conséquence serait dissipée.
De plus, nous suggérons d’instaurer une procédure de règlement des conflits ou de réception des plaintes qui permettrait aux employés d’utiliser une voie interne pour régler leurs mécontentements ou leurs désaccords avec l’employeur. Une telle procédure protégerait l’employeur contre des atteintes éventuelles à sa réputation en évitant des déclarations publiques prématurées. De plus, rappelons qu’un employé qui fait fi des moyens internes de règlement des conflits pour se tourner directement vers la dénonciation publique est passible de sanctions disciplinaires, sans égard au fait que cette accusation puisse être véridique.
…et agir de façon préventiveLorsqu’un employé a diffusé des propos affectant la réputation de l’employeur, celui-ci peut prendre contre lui les mesures disciplinaires qui s’imposent. Si l’auteur de l’acte illégal est un ancien employé, il convient plutôt de le mettre en demeure de rétracter ses propos et de cesser ses déclarations, à défaut de quoi les tribunaux de droit commun pourront être mis à contribution pour en ordonner la cessation ou pour compenser financièrement les pertes subies par l’employeur.
Autrement, la dénonciation publique peut aussi être contrée par des mesures préventives comme l’écoute des plaintes et des mécontentements des employés et la résolution efficace des différends. N’oublions pas que le devoir de loyauté des employés ne permet pas dans tous les cas à l’employeur de taire leurs propos justes et légitimes. Il est ainsi à son avantage d’agir de façon préventive et de faciliter la résolution interne des conflits plutôt que de faire face à une dénonciation publique pouvant affecter sa réputation.
André Sasseville, CRIA, avocat, Audrée Lamontagne, avocate, et Véronique St-Jacques, stagiaire, Langlois Kronström Desjardins, s.e.n.c.r.l.
Source : Effectif, volume 11, numéro 2, avril/mai 2008.