Il nous faut donc retenir de ceci que la conduite d’une partie qui entraînerait des modifications à la relation de travail sans soulever d’objections de la part de l’autre partie amenderait validement le contrat de travail.
Il est certain qu’il nous faudrait apporter des nuances à ce principe général en ce qui concerne certaines parties d’un contrat de travail qui ont un caractère immuable ou permanent, par l’effet soit de la loi, soit de l’existence d’une convention collective, par exemple. Notre propos se limitera donc à étudier de plus près les modifications que pourrait subir le contrat de travail par suite d’actions de l’employeur visant à améliorer la conservation de son personnel. Nous nous attarderons en particulier à ce que le professionnel de la gestion des ressources humaines devra garder à l’esprit afin de maîtriser les répercussions de ces modifications. Il est à noter également que cet article ne traitera pas de la valeur ou de l’efficacité intrinsèque ou comparative des différentes méthodes de conservation du personnel, mais seulement de leurs effets sur les dispositions du contrat de travail.
L’amendement accidentel
De manière générale, nous faisons ici référence à l’ensemble des mesures mises en œuvre par l’employeur de manière autonome ou en conjonction avec l’ensemble des travailleurs afin de promouvoir l’attachement envers l’entreprise. Le point commun de ces diverses mesures est qu’elles prennent origine dans un certain état d’esprit adopté par l’employeur, de manière déterminée dans la plupart des cas, mais quelquefois involontairement. Cet état d’esprit favorise la recherche et le développement, parfois spontané, de mesures, de traditions et de valeurs qui, tout en soulignant le caractère unique et particulier d’une entreprise, la rendent attachante aux yeux de ses membres et suscitent chez ces derniers le désir de demeurer à son emploi. Ces changements et ajouts au milieu de travail vont, dans les faits, modifier la relation contractuelle entre l’employeur et ses employés, parfois de manière subtile; comme telle, cette source d’obligations contractuelles est celle qui pose probablement le plus de difficultés sur le plan de la surveillance et du contrôle.
En bref, le contrat peut être modifié par un ajout ou un retrait de son contenu original. Une telle modification peut, bien entendu, survenir à la suite d’un amendement formel et express exécuté par les parties, mais notre propos porte, plus spécifiquement, sur les changements implicites et souvent inattendus qui entraînent une modification tacite et souvent involontaire de l’entente contractuelle. Bien entendu, le risque conséquent pour l’employeur est l’effet pervers d’une mesure qui modifie ses obligations contractuelles alors que telle n’était pas son intention réelle.
Types et mécanismes d’amendement
En fait, l’amendement du contrat dans de telles circonstances peut avoir deux causes, soit l’usage des parties, soit la loi. Il peut se manifester de trois manières différentes : (a) l’amendement avec effet immédiat du contrat de l’employé visé, (b) l’amendement avec effet retardé du contrat de l’employé visé et (c) l’amendement avec effet immédiat ou retardé du contrat d’un autre employé que celui qui est directement visé par la mesure.
L’usage des parties
Le droit civil prévoit que tout contrat doit être interprété en fonction de l’usage des parties. Ainsi, si les parties à un contrat choisissent d’agir de façon incompatible avec le contrat, le contrat s’interprète de façon à tenir compte de l’usage.
Une application en droit du travail bien connue est l’embauche répétée d’employés saisonniers au moyen de contrats à durée fixe qui se transforme pourtant, à un certain moment, en un lien d’emploi à durée indéterminée, et ce, malgré l’utilisation d’un texte contractuel à l’effet contraire.
L’inverse est aussi vrai. Si l’employeur omet systématiquement d’utiliser un droit ou un recours prévu par l’entente contractuelle originale, par exemple l’application d’une sanction prévue dans le cas d’une inconduite donnée, à un certain moment, il ne sera plus possible de faire machine arrière et de faire renaître ou de restaurer l’usage de ce droit ou de ce recours. Cela pourra être le cas du superviseur qui, dans le cadre des évaluations annuelles, omet systématiquement les points négatifs du comportement de ses employés les plus recherchés afin de ne pas les contrarier. Il lui sera par la suite, si l’évolution de la situation change le caractère désirable du maintien en emploi d’un de ces employés, très difficile d’invoquer sa conduite passée même si en fait, cela fait partie des droits de gérance présents dans le contrat de travail.
Le contrat de travail sera amendé lorsqu’un comportement entraînant un changement aux conditions existantes présentera certaines caractéristiques. Tout d’abord, il faut bien entendu que le changement se rapporte à une condition de travail. Il s’agit là d’une condition qui peut parfois présenter certaines difficultés dans sa détermination. De manière générale, une condition de travail se rapporte directement à l’exécution du travail, y compris l’accès aux lieux de travail, la rémunération du travail, la santé et la sécurité du travailleur et les caractéristiques essentielles du lien d’emploi, tel son caractère permanent.
Ensuite, il faut que le comportement sous étude soit délibéré, répété et qu’il soit d’une durée suffisante, selon les circonstances, pour que son existence soit clairement établie. En effet, si, par exemple, un avantage social était erronément accordé à un employé par un cadre nouvellement embauché et pas encore pleinement au courant de la réglementation en vigueur dans l’entreprise, personne ne pourrait prétendre que ce comportement puisse, de quelque manière que ce soit, servir à démontrer que l’employeur a modifié, même tacitement, le contrat de travail. La situation serait différente si par exemple, il était établi qu’un directeur d’usine a systématiquement arrêté la production trente minutes à l’avance et a permis à tous les employés de partir plus tôt, chaque fois qu’il y a eu une tempête de neige d’importance au cours des trois dernières années. Cette conduite claire, publique, systématique a certainement démontré la modification implicite par l’employeur du contrat de travail de ses travailleurs afin d’y ajouter cette condition supplémentaire.
L’employeur qui, par désir d’augmenter l’attachement à l’entreprise d’un ou de plusieurs de ses employés, verse un boni de fin d’année crée par la même occasion une obligation qui, selon les modalités suivies, amendera de manière différente le contrat de travail. Le caractère répété d’un tel boni qui serait accordé plusieurs années de suite lui donnerait certainement un caractère permanent et le ferait entrer dans le contrat de travail de manière qui serait difficilement contestable par la suite. L’employeur qui aurait agi ainsi sans avoir pris le soin de spécifier les conditions applicables à l’établissement et à la distribution du boni risquerait donc de se trouver dans une situation fort inconfortable à l’avenir.
(a) | L’effet de la loi L’adoption d’une mesure envers un employé peut affecter le contenu des obligations contractuelles de l’employeur envers d’autres employés par l’effet de la loi. En effet, les dispositions concernant l’équité salariale et la discrimination peuvent avoir pour effet secondaire d’obliger à étendre une mesure ponctuelle ou un avantage particulier à d’autres employés. Parallèlement, ces mesures pourront servir d’étalon de mesure du caractère raisonnable d’une contrainte ou la sévérité d’un accommodement requis d’un employeur. |
Un employeur qui, lors de l’embauche d’un candidat recherché, lui accorde un salaire hors norme pour l’entreprise, afin de contrecarrer les offres d’emploi des autres employeurs sollicitant le candidat, modifie par la même occasion la donne relativement au niveau salarial de ce poste, et donc de tous ceux qui lui sont comparables dans l’entreprise.
Un superviseur qui, afin de récompenser des employés méritants, accorderait plus de flexibilité dans les horaires ou plus de congés à certains employés ou groupes d’employés sans faire connaître le mécanisme ou les critères d’attribution de ces faveurs, pourrait exposer l’employeur à des réclamations pour un traitement similaire, avec le résultat que l’employeur pourrait devoir étendre à d’autres personnes ces privilèges conçus à l’origine comme des récompenses.
Méthodologie de suivi et contrôle
Il est essentiel pour l’employeur de contrôler l’impact que peut avoir sur ses obligations contractuelles existantes chaque nouvelle mesure implantée dans l’entreprise. L’employeur se doit d’exercer ce contrôle non seulement pour protéger ses intérêts, mais aussi afin de s’assurer d’avoir en main tous les renseignements nécessaires pour une gestion efficace et exacte de l’ensemble de ses ressources humaines. Par ailleurs, il est clair que le maintien absolu des obligations contractuelles en place aurait pour conséquence d’interdire, en fait, le recours à toute pratique visant la mobilisation ou la conservation du personnel. Nous suggérons donc que la solution rationnelle se trouve à mi-chemin entre ces deux extrêmes et que l’employeur prudent qui se veut également proactif et avant-gardiste doit veiller à agir en permanence à l’intérieur d’une zone d’équilibre, ce qui lui permettra de retirer le maximum d’avantages tout en minimisant au maximum les risques et inconvénients.
Afin de contrôler l’évolution de ses obligations contractuelles, l’employeur prudent doit respecter quelques règles fondamentales.
Connaissance des obligations contractuelles
Il est à la fois judicieux et prudent pour l’employeur avisé de connaître l’étendue et la portée exacte de l’ensemble de ses obligations contractuelles envers la masse de ses employés. Le professionnel de la gestion des ressources humaines devrait avoir à cœur de procéder de façon ponctuelle à un inventaire exhaustif des obligations contractuelles de l’entreprise, tant envers la collectivité des employés qu’envers les individus qui, parmi eux, peuvent bénéficier de conditions exceptionnelles ou hors norme. Il est important à cet égard de ne pas oublier une source d’obligations, quelle qu’elle soit. La loi, la réglementation, les décrets et les contrats de travail individuels ou collectifs sont des points de départ utiles et inévitables. Mais, il faut aussi inventorier les autres sources telles que les polices d’assurance, les règlements et politiques internes, les dossiers du personnel, en particulier les évaluations de la performance, les mémorandums et les affichages internes. Sans oublier, bien entendu, la source importante d’obligations que constitue l’ensemble des règles non écrites, des pratiques et tolérances implantées dans l’entreprise.
Mesure de l’impact secondaire de l’adoption de mesures incitatives
Tout processus d’adoption et d’implantation d’une mesure visant à l’amélioration de la conservation du personnel devrait inclure l’analyse de l’impact de cette nouvelle mesure sur les obligations contractuelles existantes. En aucun cas, cette analyse ne vise à limiter ou à handicaper le processus d’adoption de nouvelles mesures. Dans un premier temps, l’analyse devrait cerner et définir l’étendue et la portée du changement envisagé. Dans un deuxième temps, l’analyse devrait porter sur la synergie possible entre les nouvelles mesures et les droits et obligations existants.Finalement, le professionnel de la gestion des ressources humaines devrait documenter le contexte entourant la mesure à adopter afin d’en limiter l’effet sur les obligations contractuelles à l’intention réelle de l’employeur par :
- L’enregistrement des conditions et circonstances prévalant dans l’entreprise au moment de l’adoption et de l’implantation de la mesure expresse ou implicite. Ce travail offrira une aide précieuse, entre autres, lorsqu’il faudra évaluer la valeur de précédent de l’utilisation de cette mesure face à une demande future à cet égard. En effet, si l’employeur dispose d’une description détaillée de la situation en place au moment de l’implantation d’une mesure, il sera plus en mesure de ne pas acquiescer, si tel est son désir, à une demande subséquente basée sur le précédent ou sur une présomption de discrimination; il sera en effet mieux placé pour faire ressortir les raisons pour lesquelles la première situation est distincte de la deuxième.
- La consignation, dans un écrit acheminé au cocontractant, qu’il soit le salarié, le syndicat, le comité d’entreprise ou l’ensemble des travailleurs selon le cas, du cadre particulier dans lequel l’employeur a accepté l’adoption de cette mesure, en particulier dans les cas où la mesure a été mise en place en tant qu’essai, mesure d’urgence, méthode de formation ou toute autre circonstance lui donnant un caractère exceptionnel.
Formation
La formation des gestionnaires et superviseurs de l’entreprise permettra de s’assurer d’une prudence redoublée lors de l’adoption spontanée ou progressive de pratiques particulières divergeant des pratiques en place.
Le caractère évolutif du contrat de travail est non seulement indissociable de ce dernier, mais constitue également un attribut important des relations du travail. Le gestionnaire des ressources humaines se doit de connaître les mécanismes de modification de la relation contractuelle de l’employeur avec ses employés et de veiller à ce que l’adoption de mesures ponctuelles n’altère pas de façon imprévue le contenu des contrats de travail. Pour ce faire, il peut être utile d’inventorier toutes les obligations contractuelles s’inscrivant dans le cadre des relations du travail sous examen, de documenter et de communiquer les circonstances entourant l’adoption d’une mesure ponctuelle ou de portée limitée et, enfin, de sensibiliser les superviseurs et gestionnaires à l’impact des pratiques et usages non officiels qu’ils pourraient adopter.
Source : VigieRT, numéro 7, avril 2006.