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La mixité : une question de performance de l’entreprise

Les entreprises ont les cartes en main pour faire progresser la mixité. Elles ne sont néanmoins pas les seuls acteurs de ce changement profond. Leurs actions doivent s’inscrire dans le cadre d’une évolution plus globale dont la société, les pouvoirs publics et les femmes elles-mêmes doivent être parties prenantes.

3 juillet 2012
Sandrine Devillard
Chez McKinsey, Sandrine Devillard est responsable du pôle Produits de grande consommation-distribution. À ce titre, elle conseille principalement les entreprises de ces secteurs sur des problématiques liées à la stratégie, à la création d’activités, à l’organisation et à l’efficacité opérationnelle. Elle dirige l’initiative Women de McKinsey au niveau mondial et est coauteur de la série d’études Women Matter. Madame Devillard est diplômée de l’École des hautes études commerciales de Paris.
McKinsey a fait de la mixité l’une de ses priorités stratégiques. Comment cela se traduit-il?
Je travaille chez McKinsey depuis plus de 17 ans, et c’est au moment de la naissance de mon premier enfant que j’ai pleinement pris conscience des spécificités liées au fait d’être une femme dans un univers professionnel. Dès lors, aider les femmes à concilier développement professionnel et vie de famille m’est apparu comme une priorité. J’ai donc d’abord cherché à comprendre quels pouvaient être les freins qui rendaient la progression de carrière plus difficile pour les femmes et j’ai rapidement identifié des « barrières invisibles ». Par exemple, les curriculum vitæ d’hommes comprenaient plus souvent une expérience à l’étranger, et il était plus difficile de retenir les femmes après un premier congé maternité du fait d’horaires non aménagés.

Chez McKinsey, j’ai alors mis en place des mesures pour éliminer ces biais et proposer aux femmes un accompagnement personnalisé. Il y a sept ans, au vu des progrès du bureau de Paris, la direction de McKinsey m’a demandé de prendre en charge l’initiative Women pour la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique, dont je suis maintenant responsable au niveau mondial. L’enjeu de cette initiative est d’améliorer significativement notre capacité à attirer, à développer et à retenir les femmes au sein de notre cabinet.

Nous avons conçu une stratégie qui a été mise en œuvre dans tous les bureaux de la Firme et créé un groupe, composé d’hommes et de femmes passionnés par la cause, sensibilisé des directeurs associés de chacun des pays aux problématiques liées aux femmes et mis en place un certain nombre d’initiatives transversales sur cinq dimensions : le recrutement, la flexibilité, le mentorat, la formation et le coaching et, enfin, l’évolution des mentalités. Grâce à ces efforts, McKinsey compte une proportion significative de femmes au sein de sa direction générale. En France par exemple, 25 % des partenaires sont des femmes et trois des cinq pôles de compétences sont dirigés par des femmes.

Pourquoi entreprendre des travaux de recherche sur la place des femmes au sein des directions générales?
Nous avons décidé de mener ces travaux pour deux raisons. La première raison est pratique : dans le contexte d’une mondialisation accrue et d’une situation économique mondiale tendue, les défis auxquels sont confrontées les entreprises sont chaque jour plus importants. Elles ont plus que jamais besoin de leaders capables de faire face à ces situations nouvelles. Elles doivent pour cela valoriser l’ensemble de leur réservoir de talents : se priver des femmes, c’est se priver de la moitié des talents!

La seconde raison est plus liée à mon expérience personnelle. J’ai au cours de ma carrière participé à de nombreux forums, discussions ou rencontres et lu de nombreux ouvrages sur le thème de la mixité. Or, j’avais le sentiment qu’une question était systématiquement oubliée : celle de l’intérêt de la mixité pour les entreprises. En d’autres termes, la mixité change-t-elle quelque chose à la performance? C’est ainsi qu’est née notre série d’études Women Matter, centrée sur l’impact économique de la mixité au sein des entreprises.

En quoi la mixité est-elle importante?
Nos travaux ont montré qu’au-delà de la question éthique, la mixité est importante parce qu’elle est critique pour la performance des entreprises. Notre première étude, parue en 2007, a clairement établi que les entreprises qui comptaient plus de femmes au sein de leur direction générale avaient de meilleurs résultats sur le plan de la performance organisationnelle et financière. Nous avons étudié trois cents entreprises de dix pays à l’échelle mondiale, appartenant à tous les secteurs d’activité; nous avons découvert que les entreprises qui comptent le plus de femmes au sein de leur comité exécutif ont de meilleurs résultats financiers que celles qui n’en comptent aucune. Dans ces entreprises, la surperformance liée à la présence des femmes dans les comités exécutifs est avérée sur les plans de la rentabilité des fonds propres et des marges sur résultats bruts d’exploitation.

Certes, corrélation n’est pas causalité. Cependant, nous avons trouvé des éléments d’explication de cette surperformance liée à la présence des femmes dans les comportements de leadership. D’une certaine manière, ce n’est pas tant la mixité que la diversité des comportements de leadership qui importe. Et cette diversité peut être apportée aussi bien par des hommes que par des femmes. Nos travaux ont d’ailleurs révélé que la majorité des dirigeants est désormais convaincue de l’importance de la mixité, et beaucoup d’entre eux en ont fait une priorité stratégique.

Où se situe donc le problème?
Le problème est que les choses n’évoluent pas d’elles-mêmes. Notre nouvelle étude, Women Matter 2012, Making the Breakthrough réalisée auprès de 235 entreprises dans huit pays d’Europe, confirme que les femmes sont toujours sous-représentées au sein des conseils d’administration des entreprises, avec une moyenne de 17 % à l’échelle européenne en 2011, et de manière encore plus frappante au sein des comités exécutifs, où la moyenne européenne se situe à 10 %. Ces chiffres n’ont que très peu évolué depuis notre première étude, en 2007. Nos projections indiquent qu’en suivant le rythme de progression actuel, les femmes compteront pour 20 % des comités exécutifs dans dix ans.

Nos études révèlent que les femmes font face à trois types d’obstacles. Elles supportent souvent le poids du « double fardeau » : elles ont au quotidien la responsabilité à la fois de leur vie domestique et de leur vie professionnelle, et ce, dans la plupart des cultures. En outre, le modèle de performance « anytime, anywhere » est en vigueur dans la plupart des entreprises. Il faut être disponible en permanence et pouvoir avoir aussi une mobilité géographique importante. Enfin, la décision volontaire de suspendre sa carrière est à la fois une résultante des freins identifiés et un facteur aggravant du déficit des femmes dans les fonctions de direction.

On observe néanmoins des différences entre les pays, qui peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs : le taux d’emploi des femmes (c’est-à-dire la part des femmes de 15 à 64 ans qui travaillent), les conditions liées à la maternité (durée des congés, rémunération durant les congés...), la disponibilité de modes de garde et également d’autres facteurs sociaux (par exemple dans les pays scandinaves, il est plus courant que l’homme participe davantage aux tâches du quotidien, y compris en prenant un congé parental ou en travaillant à temps partiel).

Que peuvent faire les entreprises pour faire avancer les choses?
C’est tout l’objet de nos travaux de recherche, notamment des deux volets les plus récents de Women Matter. Nous avons montré en 2010 qu’une fois établie comme priorité stratégique, la mixité passait par la mise en place d’un véritable écosystème composé des mesures sur trois grandes dimensions : l’implication de la direction générale, les programmes de développement des femmes et les infrastructures et processus de gestion des ressources humaines (par exemple, les aides à la famille ou les processus de recrutement).

Analyse comparative inédite des pratiques de 235 entreprises à l’échelle européenne, notre étude Women Matter de 2012 confirme l’importance de cet écosystème et indique que les entreprises mettent en place de nombreuses mesures en faveur de la mixité, et ce, de manière équilibrée sur les trois dimensions de l’écosystème. Ainsi, 40 % des entreprises implantent au moins la moitié des mesures de chacune des trois dimensions de l’écosystème. De plus, cette nouvelle étude confirme que la mixité est désormais une priorité stratégique dans la plupart des entreprises. Ainsi, dans 53 % d’entre elles, la mixité fait partie des dix priorités stratégiques, une progression majeure puisque ce taux était de 28 % en 2010. Enfin, la quasi totalité des PDG sont engagés (92 % en Europe).

Il est dès lors étonnant que la situation évolue si peu : c’est la raison pour laquelle nous avons voulu aller plus loin et comprendre quels étaient les freins « invisibles ». Si le facteur temps est à prendre en compte dans certains cas, notre étude révèle que, dans la plupart des entreprises, c’est la mise en œuvre de ces mesures qui pose problème. Ainsi, si 92 % des PDG sont « engagés », cet engagement n’est « visible dans les faits et suivi d’actions personnelles de leur part » que dans 41 % des cas. Fait tout aussi frappant, des indicateurs existent dans 56 % des entreprises, mais ceux-ci ne sont « efficacement utilisés, suivis et communiqués » que dans 18 % des cas.

De plus, notre étude montre que le niveau d’engagement en matière de mixité se dilue au fil de la hiérarchie et fait apparaître des décalages de perception sur le terrain. Ainsi, au sein de l’échantillon des entreprises françaises, 41 % des PDG sont engagés de manière visible – et interviennent personnellement –, mais seulement 25 % des cadres supérieurs et vice-présidents, et 13 % des cadres intermédiaires le sont.

Quelles sont les clés de la mixité?
Certaines entreprises obtiennent néanmoins des résultats grâce à leurs efforts : nous avons donc voulu aller plus loin et regarder ce qui caractérise celles qui réussissent le mieux, c’est-à-dire celles qui atteignent 20 % de femmes au sein de leur direction générale en mettant en place entre dix et vingt des mesures les plus importantes. Nous avons identifié quatre clés pour faire la différence. Ces clés permettent d’activer l’écosystème des mesures et de le rendre ainsi plus efficient.

Il est d’abord capital que l’engagement du PDG et de l’équipe de direction soit suivi d’effets concrets perçus à tous les échelons de la hiérarchie. De plus, la mise en place d’indicateurs de mesure systématique de la représentation des femmes à chaque échelon de la hiérarchie est critique. Il faut également s’attaquer aux états d’esprit et aux comportements qui font la culture de l’entreprise. C’est sans doute le point le plus difficile à mettre en œuvre car cette évolution doit toucher l’ensemble des collaborateurs aux différents échelons hiérarchiques et pas seulement la direction générale. Enfin, chaque entreprise doit établir son diagnostic, identifier ses points de blocage spécifiques et mettre en place les mesures qui sont adaptées à sa situation particulière. Par exemple, et contrairement aux idées reçues, certaines entreprises industrielles, si elles ont relativement peu de femmes parmi l’ensemble de leurs salariés, réussissent mieux que d’autres à garder ce pourcentage constant aux différents niveaux de responsabilité.

Entretien avec Sandrine Devillard, directeur associé senior de McKinsey & Company en France

Source : Effectif, volume 15, numéro 3, juin/juillet/août 2012.


Sandrine Devillard