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Gestion de genres - Transsexualité en contexte professionnel

Fait social suscitant parfois l’inconfort, la transsexualité au travail demeure encore un sujet assez peu documenté. Or, bon an mal an, des dizaines – voire des centaines – de personnes font le choix de se présenter au travail sous une identité sexuelle différente de celle sous laquelle elles sont nées. Quelles sont les obligations légales auxquelles sont tenues les entreprises pour protéger ces personnes contre la discrimination? Peuvent-elles prendre des mesures pour faciliter leur intégration? Regard sur une réalité encore taboue.

26 février 2010
Martin Bouchard

Difficile d’aborder le sujet de la transsexualité en écartant celui de la discrimination. Micheline Montreuil, avocate, professeure et transsexuelle, est bien placée pour en parler. Celle qui se nommait autrefois Pierre admet d’emblée que les personnes transsexuelles sont souvent victimes de discrimination au travail. « Des postes sont soudainement supprimés, des contrats ne sont pas renouvelés, des promotions sont refusées sans raison… C’est souvent deux poids deux mesures », dit-elle. Les postes de direction? « N’y pensez même pas », tranche-t-elle rapidement. Pourtant, la Charte des droits et libertés de la personne protège les individus à cet égard. « Au Québec, on ne peut pas faire de discrimination sur le fait de l’orientation ou de l’identité sexuelle, dit-elle, mais aller donc le prouver… » Selon elle, il est extrêmement difficile de démontrer la violation de ce droit.

Les entreprises devront pourtant, tôt ou tard, faire face à la musique, car le phénomène va croissant. Selon l’Association des transsexuels et transsexuelles du Québec, 1 % de la population ressent un inconfort quant à son genre et une personne sur six mille effectuera une transition pour vivre complètement dans le genre de son choix. Dans un tel contexte, comment les entreprises peuvent-elles s’assurer, d’une part, de ne pas faire de discrimination envers les transsexuels, et d’autre part, de contribuer activement à leur intégration? Pour Laurie Betito, psychologue et sexologue, il n’y a pas de recette miracle; tout dépend de la personne et de l’entreprise concernées. « Il y a autant de recettes qu’il y a de personnes », dit-elle. Pour soutenir ses propos, elle donne l’exemple d’un homme qui, dès le début de sa transformation, avait commencé à vernir ses ongles. « D’autres changeront d’apparence du jour au lendemain ou s’habilleront de manière androgyne », ajoute-t-elle. La psychologue insiste par ailleurs sur un point. « Le changement d’identité sexuelle sur le lieu du travail est la dernière étape d’un long processus. Une démarche de transition permanente nécessite de deux à trois ans de thérapie au cours de laquelle la personne aura travaillé les réactions des gens par rapport à son changement, les attitudes à adopter, etc. », précise-t-elle. Paul ne devient donc pas Pauline du jour au lendemain.

Suivi psychologique
Le suivi psychologique des personnes qui entreprennent une démarche de transition est d’ailleurs si important que la plupart d’entre elles abordent la question avec leur employeur en lui remettant une attestation d’un psychologue ou d’un médecin. « L’attestation précise que la personne est suivie dans le contexte d’une démarche de transition », résume Laurie Betito. À son avis, cette attestation rend la démarche plus officielle aux yeux de la personne et de l’employeur.

C’est d’ailleurs l’une de ces attestations qui a atterri sur le bureau d’Alain Michaud, CRIA, conseiller en ressources humaines à la Société des transports de Montréal (STM), quand un employé s’est présenté à son bureau en affirmant avoir entrepris une démarche de transition vers le sexe féminin. Ce dernier, en traitement hormonal depuis six mois, était pris en charge par une équipe multidisciplinaire comprenant médecins, psychologues et sexologues. « Pour lui, la prochaine étape était d’aborder la question de son changement de genre avec ses supérieurs immédiats », se rappelle-t-il.

Denise (nom fictif) a donc été rencontrée. « Elle avait peur des réactions de son patron, peur de perdre son emploi », continue Alain Michaud. Pour lui cependant, cette crainte était totalement hors de propos. « Elle est jugée sur sa prestation de travail uniquement », affirme-t-il. Il a aussi rappelé une politique interne protégeant l’intégrité physique et psychique des employés pour rassurer Denise concernant toute discrimination à son égard. Reste qu’il était aux prises avec un épineux problème. « Que fait-on? », s’est-il demandé.

Vestiaire des femmes ou des hommes?
Selon Alain Michaud, il est important que les entreprises prennent le temps de réfléchir à leur stratégie pour bien intégrer les personnes en démarche de transition. « Nous avons donc procédé à diverses rencontres avec le syndicat, avec les gestionnaires de premier et de deuxième niveaux ainsi qu’avec les gens de la direction de la gestion de la diversité. Tous ont été avisés de la situation et tous ont compris qu’en raison de notre politique, ils devaient intervenir s’ils étaient témoins de discrimination envers cette personne », mentionne-t-il.

À son avis, il faut donc préparer le milieu et la personne à ce changement et être prêt à réagir s’il y a lieu. Par exemple, pour éviter l’effet de groupe, les gestionnaires de premier niveau ont été rencontrés un à un. « Nous voulions éviter que des leaders d’opinion reconnus pour leur sens de l’humour fassent de mauvaises blagues lors d’une réunion de groupe. Le sujet de l’employé en démarche de transition a donc été ajouté à la rencontre mensuelle des gestionnaires de premier niveau avec leur supérieur. De cette façon, il est plus facile de contrôler les réactions des gens, en plus de faire sentir l’importance du sujet », explique Alain Michaud.

Il a également été convenu de ne pas faire d’annonce officielle aux employés. « Nous avons dit à Denise qu’elle avait un bout de chemin à faire et que celui-ci passait par une certaine affirmation d’elle-même. Elle le savait et adhérait à notre position », argue le conseiller. Par ailleurs, Denise a été avisée que, si un collègue poussait la blague un peu trop longtemps, elle devait aller en parler à son supérieur. « Dans ce cas-ci, nous nous sommes entendus pour traiter ces situations comme du harcèlement et des mesures correctives envers les employés discriminants n’ont pas été exclues », fait savoir Alain Michaud. En fait, la STM a décidé de traiter les cas de discrimination envers les personnes transsexuelles de la même façon qu’elle aborde ceux qui concernent la race, la couleur, la religion, etc. « Nous l’avons simplement inclus dans notre politique sur le respect de l’intégrité physique et psychologique de la personne », continue-t-il.

La délicate question des vestiaires et des toilettes a également été étudiée. « Nous avons convenu qu’au moment où Denise se présenterait au travail en portant l’uniforme féminin, elle devrait utiliser les toilettes et les vestiaires des femmes », dit Alain Michaud. En réalité, dans ce cas particulier, Denise avait postulé un poste dans un autre département, car son ancienneté le lui permettait. « Elle est sur une liste d’attente. C’est au gré des départs qu’elle obtiendra le poste convoité, et c’est à ce moment qu’elle a choisi de se présenter en femme au travail », précise-t-il. Entretemps, elle cache toujours ses seins sous une camisole et porte l’uniforme masculin. « Nous n’anticipons pas la réaction des femmes; au contraire, nous avons de bons échos », dit-il.

Alain Michaud souligne également la collaboration du syndicat. « Nous œuvrons dans un milieu fortement syndiqué, comptant plus de 8 036 salariés. Il y a plusieurs cultures et sous-cultures au sein du personnel et le fait d’être à Montréal facilite les choses », pense‑t-il. À son avis, la stratégie aurait été différente dans une petite entreprise forestière en région éloignée par exemple, où le multiculturalisme est moins présent. Pour ce qui est des changements administratifs reliés à la transition, la STM les a tous effectués dès la réception de l’attestation du directeur de l’état civil approuvant le changement de nom. Le mot d’ordre est simple : « Ouverture d’esprit, communication et stratégie ».

Prendre position
Pour Micheline Montreuil, la STM a bien navigué dans ce dossier. « On a pris les bonnes décisions, affirme-t-elle, en traitant la demande individuellement, en ne renvoyant pas l’employé et en prenant des mesures pour éviter le harcèlement. » Pour elle, il est essentiel que les entreprises tranchent ces questions dès l’annonce d’une démarche de transition.

L’avocate relève également quelques points dont les entreprises peuvent s’inspirer pour gérer les cas de transition. « D’abord, commence-t-elle, il est primordial que la ou les personnes des ressources humaines assument un certain leadership. » De son point de vue, ce sont en effet les professionnels de la gestion des ressources humaines en place qui peuvent protéger les organisations contre elles-mêmes en contaminant positivement la direction, s’il y a lieu. « C’est d’ailleurs vers le service des ressources humaines que devrait se diriger en premier lieu la personne en démarche de transition. »

L’entreprise doit, elle aussi, faire connaître ses positions relativement aux minorités sexuelles, de genre ou culturelles en publiant un guide ou une politique interne. Elle doit également prendre les mesures nécessaires pour protéger les employés par la suite. « À partir du moment où l’entreprise accepte les principes de la transsexualité, elle doit faciliter les changements administratifs de base, comme le nom sur les chèques de paye ou sur l’uniforme », souligne Micheline Montreuil. À son avis, on permet ainsi à l’employé de vivre selon l’identité dans laquelle il se reconnaît.

Pour sa part, Laurie Betito insiste sur la nécessité d’expliquer la situation aux collègues. « La direction peut envoyer une note de service par courriel pour éduquer les employés sur le phénomène de transition et en profiter pour divulguer sa position sur le sujet, dit-elle. Parallèlement, on peut organiser une réunion avec les employés pour faire le tour de la question… On peut même aller jusqu’à offrir les services d’un psychologue aux employés qui se sentent inconfortables. » Après tout, insiste-t-elle, « il ne faut pas oublier qu’une période de transition est nécessaire pour tout le monde. »

Martin Bouchard, journaliste indépendant.

Source : Effectif, volume 13, numéro 1, janvier/février/mars 2010.


Martin Bouchard