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La communication non verbale : entre science et fiction

On entend souvent dire que les expressions faciales et les gestes permettent de « lire les pensées de l’autre » ou que le non-verbal représente 93 % de la communication. Pourtant, ces deux affirmations sont de fausses croyances. En effet, bien que le non-verbal ait un impact considérable dans une multitude de situations, par exemple lors de négociations ou d’entrevues d’embauche, il ne permet pas de « lire » les pensées de l’autre.

9 juin 2015
Vincent Denault

Au cours des cinquante dernières années, la communication non verbale a fait l’objet d’une multitude de recherches scientifiques. Toutefois, leur méconnaissance par le grand public a laissé la place à de nombreuses fausses croyances qui, avec beaucoup d’assurance, sont régulièrement présentées dans les médias écrits et parlés. Ainsi, les professionnels en ressources humaines sont exposés à des méthodes de « lecture » du langage corporel pseudoscientifiques, qui semblent scientifiques mais qui, en réalité, ne le sont pas. Bien qu’elles puissent être attirantes à première vue, elles sont cependant loin d’être inoffensives. En effet, l’usage de fausses croyances peut teinter la résolution de problèmes et la prise de décisions d’une couleur qui n’existe pas objectivement.

Par exemple, si un employeur croit erronément que le toucher du nez est un signe fiable de mensonge et que son employé se touche le nez en répondant à une question importante, l’intuition de l’employeur pourrait être faussée. Il en est de même si l’employeur croit que les personnes qui mentent détournent le regard et mettent leurs mains sous la table. Ces gestes ne sont pas des signes fiables de mensonge. En fait, il n’existe aucun comportement non verbal présent chez tous les menteurs et absent chez toutes les personnes qui disent la vérité, aucun comportement non verbal n’est similaire au nez de Pinocchio (Granhag et Strömwall, 2004). Toutefois, si l’employeur croit le contraire, la réponse véridique de l’employé pourrait être considérée mensongère et sa réponse mensongère pourrait être considérée véridique. Pire encore, à moins qu’il ne remette en doute ses croyances, l’employeur pourrait utiliser sans arrêt ces indicateurs inexacts afin de juger de la véracité des propos de ses employés, convaincu qu’il possède une méthode infaillible.

L’importance de distinguer les notions sérieuses en matière de communication non verbale de celles qui ne le sont pas n’est pas un débat purement académique. Il s’agit d’un enjeu éminemment pratique pour les professionnels en ressources humaines qui doivent prendre une multitude de décisions sur la base d’interactions. Ainsi, dans le cadre de cet article, différentes notions scientifiques de base à propos de la communication non verbale et de la détection de la tromperie seront abordées. L’objectif est de démystifier certaines fausses croyances afin que les professionnels en ressources humaines soient mieux équipés pour apprécier le rôle de l’aspect silencieux de la communication.

Ce qu'est la communication non verbale
La communication non verbale fait principalement référence aux messages transmis par les touchers, les gestes, les expressions faciales, les mouvements des yeux et la posture des personnes qui communiquent (Knapp, 1997). Alors que des méthodes pseudo-scentifiques de « lecture » du langage corporel prétendent que le non-verbal ne ment jamais, que les messages transmis par le non-verbal sont universels, la science a plutôt démontré le contraire. En effet, hormis les messages transmis par certaines expressions faciales, il y a très peu, voire aucun comportement non verbal ayant une seule signification entre les personnes de différentes cultures (Harrigan, Rosenthal et Scherer, 2005). Non seulement la croyance à l’effet que les messages transmis par le non-verbal sont universels ne tient pas compte de la culture des personnes qui prennent part à une interaction, mais elle ne considère pas non plus le contexte de l’interaction (Vrij, Granhag et Porter, 2010). En outre, tout comme la signification d’un mot peut varier d’une phrase à l’autre, la signification d’un geste peut varier d’un contexte à l’autre.

Par exemple, selon la croyance populaire, le détournement du regard est un signe fiable de mensonge. Il s’agit d’une fausse croyance. En effet, le détournement du regard peut être expliqué par de nombreux facteurs, autres que le mensonge. Un individu anxieux ou embarrassé peut détourner le regard (Doherty-Sneddon et Phelps, 2005), mais l’anxiété et l’embarras ne sont pas propres au menteur. Un individu peut détourner le regard parce qu’il souhaite limiter les distractions afin de se concentrer (Doherty-Sneddon, Bruce, Bonner, Longbotham et Doyle, 2002); mais un individu qui dit la vérité peut autant avoir besoin de concentration qu’un menteur. Le détournement du regard peut également être affecté par la culture de l’individu. Ainsi, pour certaines personnes, le regard dans les yeux d’un individu de statut supérieur est synonyme d’arrogance (Li, 2005). En résumé, le détournement du regard n’est pas un signe fiable de mensonge; sa signification peut varier d’un contexte à l’autre. Les professionnels en ressources humaines qui croient que le détournement du regard est un signe fiable de mensonge verront leur résolution de problèmes et leur prise de décisions faussées.

De fausses croyances...
Les fausses croyances sur la communication non verbale sont nombreuses. Certaines d’entre elles sont d’ailleurs véhiculées depuis plusieurs années si bien que, malgré leur fausseté, elles ont acquis un caractère « officiel » dans le grand public. Par exemple, la croyance populaire extrêmement répandue à l’effet que le non-verbal représente 93 % de la communication, mentionnée au début de cet article, est fausse et son illustration frôle le ridicule : un candidat qui tente de passer une entrevue d’embauche en ne recourant qu’à des onomatopées et des gestes conclura rapidement que les mots représentent bien plus que 7 % de la communication. Cette croyance remonte à deux recherches scientifiques publiées en 1967 par Albert Mehrabian de l’Université de Californie à Los Angeles (Mehrabian et Wiener, 1967; Mehrabian et Ferris, 1967).

Dans ses deux recherches, en sus des limites inhérentes à son protocole expérimental, Mehrabian a examiné le poids donné à des émotions contradictoires communiquées par le sens d’un mot, le ton de la voix et une expression faciale. Il n’était aucunement question de l’importance des mots, des éléments vocaux et du langage corporel sur la totalité d’un message transmis lors d’une interaction. Ainsi, la « règle du 7 % – 38 % – 55 % », où les mots représenteraient 7 %, les éléments vocaux 38 % et le langage corporel 55 % de la communication, est une extrapolation abusive de conclusions scientifiques afin de donner au non-verbal une apparence de « recette » pour « lire » les pensées de l’autre. En outre, bien que le non-verbal ait un impact considérable lors d’une multitude de situations professionnelles, lui accorder une attention démesurée peut particulièrement nuire à la détection de la tromperie.

En effet, lorsqu’il est question de la détection de la tromperie, non seulement aucun indice ne permet à lui seul de reconnaître catégoriquement et sans réserve un mensonge, mais certaines composantes du discours permettraient de mieux détecter le mensonge (Vrij, 2008) et les personnes qui se fient aussi au comportement verbal auraient plus de facilité à détecter le mensonge que celles qui se fient uniquement au comportement non verbal (Mann, Vrij, Fisher, & Robinson, 2008). Au surplus, les méthodes pseudoscientifiques de « lecture » du langage corporel qui laissent faussement croire que les expressions faciales et les gestes permettent de distinguer le mensonge de la vérité peuvent amener un profane à négliger d’autres aspects indispensables à la recherche de la vérité. Par exemple, dans le cadre d’une enquête pour harcèlement, s’il croit que le non-verbal permet de « lire » les pensées de l’autre, un professionnel en ressources humaines pourrait négliger la préparation de ses entrevues, une étape pourtant incontournable à leur réussite. À tout événement, si le dossier devait se retrouver devant les tribunaux, une mesure disciplinaire ne pourrait être justifiée en affirmant que l’employé s’est touché le nez, a détourné le regard et a mis ses mains sous la table en répondant à une question importante.

La communication non verbale a fait l’objet d’une multitude de recherches scientifiques. Par exemple, les expressions faciales permettent de déduire une foule d’information au sujet de l’individu observé (Rhodes, 2011). Elles permettent d’obtenir de l’information stratégique et d’aider à anticiper les réactions de l’autre (Oosterhof et Todorov, 2008). La communication face à face peut notamment favoriser la coopération mutuelle (Drolet et Morris, 2000) et l’honnêteté (Van Zant et Kray, 2014). Autrement dit, les recherches scientifiques constituent une précieuse ressource afin de développer de meilleures pratiques, plusieurs d’entre elles sont d’ailleurs accessibles gratuitement sur Internet. Évidemment, elles n’offrent pas de « recette » pour « lire » les pensées de l’autre. Toutefois, lorsque les enjeux humains et financiers liés à la résolution de problèmes et à la prise de décisions sont importants, le non-verbal doit être apprécié à sa juste valeur; les professionnels en ressources humains ont le devoir, envers eux-mêmes et envers le public, d’utiliser les outils qui peuvent les aider et de s’abstenir d’utiliser ceux qui peuvent leur nuire, telles de fausses croyances et des méthodes pseudoscientifiques de « lecture » du langage corporel.

Me Vincent Denault, avocat, CFE (Certified Fraud Examiner), Groupe Vincent Denault

Source : Effectif, volume 18, numéro 3, juin/juillet/août 2015.


Références bibliographiques

  • Doherty-Sneddon, G., V. Bruce, L. Bonner, S. Longbotham et C. Doyle (2002). « Development of Gaze Aversion as Disengagement From Visual Information », Developmental Psychology, 38(3), 438-455.
  • Doherty-Sneddon, G. et F. G. Phelps (2005). « Gaze Aversion: A Response to Cognitive or Social Difficulty », Memory & Cognition, 33(4), 727-733.
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  • Vrij, A. (2008). Detecting Lies and Deceit, Chichester, Wiley.
  • Vrij, A., P. A. Granhag et S. Porter (2010). « Pitfalls and Opportunities in Nonverbal and Verbal Lie Detection », Psychological Science in the Public Interest, 11(3), 89-121.

Vincent Denault