Vous lisez : Les tests de dépistage aléatoires en milieu de travail

Dans le cadre de la légalisation portant sur le cannabis récréatif, il est important de rappeler certains principes applicables au milieu de travail relativement aux tests de dépistage. La récente demande d’injonction par le syndicat Unifor contre une politique de l’employeur Suncor sur les tests de dépistages aléatoires s’est rendue jusqu’en Cour suprême, mais la demande d’autorisation a été rejetée en juin dernier. L’affaire est donc retournée devant un conseil d’arbitrage. Avant d’étudier plus amplement cette décision, il est important de rappeler les tenants et les aboutissants d’une politique de tests de dépistage.

Le dépistage aléatoire est une pratique par laquelle l’employeur teste un employé à n’importe quel moment, par le fait du hasard, afin de vérifier si ce dernier est sous l’effet de la drogue ou de l’alcool. Que ce soit par prélèvement sanguin, d’haleine ou par échantillon d’urine, un test de dépistage constitue une violation du droit à l’intégrité physique et du droit de l’individu au respect de sa vie privée prévu par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12 (la « Charte »). Ces droits des salariés doivent toutefois être mis en balance avec ceux de l’employeur. Ce dernier a effectivement l’obligation de protéger la sécurité de ses salariés et des tiers. Il peut – et doit – exercer ses pouvoirs de surveillance et de contrôle en milieu de travail à cet effet.

Le courant jurisprudentiel majoritaire actuel est plutôt défavorable aux tests de dépistage aléatoires, puisqu’ils ne sont habituellement pas essentiels pour assurer un milieu de travail qui respecte la santé, la sécurité et l’intégrité physique des salariés. De plus, ils ne contribuent pas nécessairement à assurer des conditions de travail justes et raisonnables. Il existe toutefois des circonstances qui permettent à l’employeur d’adopter une politique valide de tests de dépistage aléatoires.

Il a d’ailleurs été établi par la Cour suprême, dans l’arrêt Irving[1], qu’une politique de tests de dépistage aléatoires de l’employeur est justifiée lorsqu’elle vise des employés occupant un emploi à risque dans un milieu de travail dangereux si l’employeur démontre l’existence d’un risque accru pour la sécurité, notamment s’il existe un problème généralisé à l’égard de la consommation d’alcool ou de drogues dans son entreprise. Il est important de noter que l’employeur ne peut pas seulement se contenter de prouver la dangerosité du milieu de travail afin de justifier une politique de tests de dépistage aléatoires.

Dans Suncor[2], l’employeur avait instauré une politique sur les tests de dépistage qui incluait des tests aléatoires pour les employés occupant des postes à risque dans certaines de ses installations de sables bitumineux de la région de Fort McMurray en 2012. Cette politique visait environ 10 000 travailleurs, dont certains étaient représentés par le syndicat Unifor, alors que d’autres étaient des employés non représentés et des entrepreneurs. Le syndicat Unifor a déposé un grief alléguant la violation du droit à la vie privée des travailleurs syndiqués. De manière concomitante, le syndicat a obtenu une injonction interdisant les tests aléatoires jusqu’à ce qu’un conseil d’arbitrage ne statue sur le grief d’Unifor quant à la validité de la politique de l’employeur. Suncor avait alors démontré (i) que les lieux de travail étaient dangereux et (ii) qu’il existait un problème généralisé d’alcoolisme ou de toxicomanie en milieu de travail en prouvant que plus de 2 200 incidents étaient associés à la consommation de drogues ou d’alcool, sans toutefois préciser s’il s’agissait de travailleurs syndiqués.

La majorité des membres du conseil d’arbitrage a accueilli le grief du syndicat et conclu qu’à la lumière des critères de l’arrêt Irving, la politique de l’employeur constituait un exercice déraisonnable de ses droits de gestion. L’affaire s’est ensuite rendue jusqu’à la Cour du Banc de la Reine puis en Cour d’appel où les deux cours ont donné raison à Suncor et infirmé la décision du conseil d’arbitrage. Plus précisément, la Cour d’appel a estimé que le conseil d’arbitrage avait adopté une approche trop restrictive en exigeant que l’employeur fasse la preuve d’une problématique relative à la consommation de drogues et d’alcool spécifique à l’unité de négociation visée. La Cour d’appel a indiqué qu’une telle preuve devait être considérée en tenant compte de l’ensemble du milieu de travail. La Cour a expliqué que les employés syndiqués, les employés non syndiqués et les entrepreneurs travaillaient tous côte à côte, comme main-d’œuvre intégrée sur des lieux de travail intégrés. Il n’existait donc aucun motif raisonnable pour établir une distinction entre la preuve de problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie dans le milieu de travail dans son ensemble et la preuve de problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie propres aux employés syndiqués. En juin dernier, la Cour suprême a rejeté la demande pour permission d’appeler, donc le litige entre Unifor et Suncor est retourné en arbitrage.

Il faut noter que l’affaire Suncor est similaire à l’affaire Toronto Transit Commission[3], où le syndicat avait aussi demandé une injonction contre la politique de tests aléatoires pour la détection de drogues et d’alcool. Pourtant, dans cette affaire, l’injonction du syndicat avait été rejetée par la Cour, et l’employeur avait pu maintenir sa politique de tests aléatoires. La politique « d’aptitude au travail » de l’entreprise était justifiée par l’employeur par des motifs de protection de la santé et de la sécurité du public. La politique avait été clairement communiquée aux employés et prévoyait une limite imposée à 10 µg/L relativement à la présence de cannabis dans la salive des employés contrôlés. Il avait été mis en preuve que l’entreprise connaissait des problèmes importants de consommation de drogues et d’alcool sur les lieux de travail. L’employeur avait effectivement démontré (i) qu’il existait une culture de consommation de drogues et d’alcool dans le milieu de travail, (ii) qu’entre octobre 2010 et décembre 2016, il y avait eu plus de 116 tests positifs ou refus de tests de dépistage, (iii) qu’environ 10 % des Ontariens souffraient de problèmes d’abus d’alcool ou de drogues et (iv) que des tests aléatoires réduisaient efficacement le risque d’accidents causés par des personnes intoxiquées. En somme, la procédure de dépistage avait été jugée raisonnable, car l’employeur avait fait la démonstration rigoureuse du processus afin d’éviter les erreurs et d’identifier seulement les consommations récentes de cannabis. Cette affaire s’inscrit donc dans la lignée de l’arrêt de principe Irving, mais démontre qu’un employeur peut concrètement justifier la nécessité de procéder à des tests de dépistage aléatoires.

Il est donc à retenir que l’imposition de tests aléatoires ne constitue pas automatiquement un préjudice irréparable dans le cadre d’une demande d’injonction et que le droit à la vie privée des employés n’est pas toujours privilégié face à l’intérêt de l’employeur à protéger la santé et la sécurité du milieu de travail.

Il est intéressant de noter que la partie syndicale a, dans ces affaires, choisi de recourir à une procédure d’injonction afin de suspendre une politique de l’employeur, en attendant le résultat d’un arbitrage. Il est manifeste que suivant la légalisation du cannabis, plusieurs employeurs pourraient être tentés d’opter pour des tests de dépistage aléatoires. Toutefois, il est important de se rappeler que la légalisation d’une drogue n’influe pas sur la légalité d’une pratique intrusive de l’employeur. La légalisation du cannabis n’a donc aucun effet sur le pouvoir de l’employeur d’imposer une politique de tests de dépistage aléatoires dans le respect des balises prévues par la Cour suprême du Canada. Les employeurs doivent toutefois s’assurer que leur politique en la matière est valide et à jour, en plus de s’assurer de la communiquer clairement à leur main-d’œuvre.

L’auteur remercie Me Raphaëlle Alimi-Lacroix pour sa contribution à la rédaction de cet article.

Source : VigieRT, octobre 2018.

1 Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes et Papier Irving Ltée, 2013 CSC 34..
2 Suncor Energy inc. v. Unifor Local 707A, 2017 ABCA 313, demande d’autorisation d’appel rejetée Unifor Local 707A v. Suncor Energy inc., 2018 CanLII 53457 (CSC).
3 Amalgamated Transit Union, Local 113 v. Toronto Transit Commission, 2017 ONSC 2078.
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