Vous lisez : Deviendra-t-il branché d’être déconnecté?

En 1971, le premier courrier électronique, plus communément appelé « courriel », est envoyé. En 2007, l’entreprise Apple lance la première version de son iPhone, icône du téléphone intelligent. Ces deux évènements n’ont rien de banal : ils ont profondément modifié nos vies, nos relations personnelles, notre travail et conséquemment, les relations de travail. Personne ne remet en question le progrès issu de ces nouveaux outils, que ce soit en matière d’efficacité ou de disponibilité. En somme, il est de nos jours impensable de concevoir notre vie professionnelle à l’abri de toute communication électronique, à plus forte raison dans certains secteurs d’activités, tels que ceux des affaires, des médias ou encore des communications.

Depuis plusieurs années, divers groupes et organismes tentent d’évaluer les inconvénients et les effets néfastes relatifs aux technologies de l’information et de la communication dans les milieux de travail. Il s’agit en effet d’un sujet en émergence dans les entreprises. Certains parlent de « stress numérique », de « surcharge informationnelle » ou encore du brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle. Toutefois, il suffit de songer à la flexibilité d’horaire, à la conciliation travail-famille et au télétravail pour démontrer que ces nouvelles technologies ont aussi des effets positifs sur la qualité de vie des travailleurs.

Un sondage américain de l’American Psychological Association[1], publié en 2013, révèle que 53 % des employés consultent leurs courriels professionnels durant la fin de semaine, 52 % avant et après les heures de bureau, 54 % durant leurs journées de maladie et 44 % durant leurs vacances. Au Québec, un sondage de l’Ordre des CRHA[2] effectué en 2015 révèle que 2 travailleurs sur 5 demeurent en contact avec le travail pendant leurs vacances d’été. De ceux-ci, 61 % le font par intérêt personnel alors que 47 % le font pour des raisons intrinsèques au travail (c.-à-d., impossibilité de déléguer des responsabilités, question qui ne peut attendre le retour au travail, pression de la culture d’entreprise et du supérieur immédiat).

En janvier 2017, la France est le premier état à adopter une législation sur le droit à la déconnexion. En effet, le législateur français adopte de nouvelles dispositions à son Code du travail, lesquelles prévoient un « droit à la déconnexion ». Ce nouveau droit implique que l’employeur doit négocier « les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale […] ». [3]

Il est néanmoins important de remarquer que le Code du travail français n’offre aucun exemple ni aucune définition desdites modalités. Celles-ci peuvent donc prendre plusieurs formes, qu’il s’agisse d’établir des plages horaires fixes, des contrôles des durées et des heures de connexion, un système de renvoi de message s’ils sont reçus la fin de semaine, la fermeture des serveurs après une certaine heure, etc. Les possibilités sont nombreuses, et il est laissé à la discrétion de chaque employeur d’adapter les mesures en fonction de ses besoins et des particularités de son milieu.

Les nouvelles dispositions françaises prévoient par ailleurs que si l’employeur n’arrive pas à s’entendre avec ses salariés, il élabore alors une charte qui définit les modalités d’exercice du droit à la déconnexion et prévoit de la formation et de la sensibilisation sur l’usage raisonnable des outils numériques. Aucune sanction n’est prévue si l’employeur n’arrive pas à une entente ou n’élabore aucune charte. Encore à ses balbutiements, la réforme française ne peut pour le moment témoigner de sa réussite ou de son échec.

Bien qu’il n’y ait pas de législation similaire ailleurs dans le monde, certaines entreprises ont tout de même adopté des mesures concrètes, parfois même drastiques. À titre d’exemple, en Allemagne, le constructeur automobile Volkswagen déconnecte tous les jours les serveurs de courriel entre 18 h et 7 h le lendemain, évitant ainsi tout échange électronique en dehors des heures de travail. Une telle politique peut avoir des impacts considérables dans un milieu de travail. En effet, certains salariés peuvent vouloir ou devoir travailler de la maison en soirée dans un contexte d’horaire flexible. L’imposition d’une politique en matière de droit à la déconnexion doit nécessairement prendre en considération les situations propres à chaque salarié et à chaque entreprise. Des entreprises devant faire affaire avec des clients ou des entreprises liées ailleurs dans le monde pourraient vouloir échanger des courriels à tout moment en raison, notamment, du décalage horaire.

Lors de la plus récente réforme en droit du travail au Québec, c’est-à-dire l’adoption de la nouvelle mouture de la Loi sur les normes du travail le 12 juin dernier, le législateur n’est pas allé jusqu’à légiférer sur le droit à la déconnexion. Bien qu’un des objectifs de cette réforme était d’améliorer la qualité de vie des salariés, ce sujet a été évacué des débats. Conséquemment, aucune règle n’encadre actuellement l’utilisation des téléphones intelligents, des courriels, des ordinateurs portables et d’autres outils numériques dont se sert quotidiennement une grande majorité des travailleurs. Par ailleurs, le député de Gouin, Gabriel Nadeau-Dubois, a déposé, le 22 mars dernier, le projet de loi 1097 concernant la Loi sur le droit à la déconnexion[4]. Cette loi vise à « assurer le respect du temps de repos des salariés en introduisant l’obligation pour un employeur d’adopter une politique de déconnexion en dehors des heures de travail ». En réponse à ce projet de loi, la ministre du Travail, Dominique Viens, a mentionné que les nombreux groupes consultés dans le cadre du projet de la réforme de la Loi sur les normes du travail n’avaient pas soulevé de problématiques concernant le droit à la déconnexion.

Toutefois, au palier fédéral, le droit à la déconnexion fait partie des nombreux enjeux rapportés par le gouvernement libéral dans un rapport sur les consultations menées autour de la réforme des normes du travail pour les secteurs issus de sa compétence (transport, télécommunication, banques, etc.). Bien que la prochaine réforme du Code canadien du travail laisse miroiter la possibilité de reconnaître ce droit, les détails de sa mise en œuvre sont encore inconnus.

Malgré l’absence de règles au Québec à cet égard, certains employeurs ont décidé d’être proactifs et ont mis en place des politiques visant à limiter l’utilisation des appareils électroniques dans le but d’assurer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. C’est le cas de la firme d’actuaires Normandin Beaudry qui, depuis 2016, a donné la directive à ses employés de ne pas s’envoyer de textos ni de courriels le soir et la fin de semaine lorsque ce n’est pas urgent, et ce, afin de diminuer la pression qui en découle. La direction de la firme dit vouloir donner l’exemple à ses employés. L’entreprise affirme que les résultats sont palpables et que les employés sont sensibles à cette mesure[5]. Les mesures mises en place par Normandin Beaudry semblent un bon compromis entre l’absence totale d’encadrement et la situation de Volkswagen. En effet, cette mesure d’incitation permet à ceux qui ont besoin d’avoir recours aux technologies de l’information de le faire, tout en promouvant le droit à la déconnexion.

Il est manifeste que les appareils électroniques s’avèrent de plus en plus indispensables et que leur utilisation ne risque pas de décroître dans les années à venir. Bien que rien n’ait encore été formellement codifié au Québec ni au Canada et qu’aucune obligation n’incombe présentement à l’employeur, l’encadrement gagne en popularité.

Il est donc à prévoir que le droit à la déconnexion sera de plus en plus revendiqué à titre de condition de travail à part entière. Un travail en amont peut dès maintenant être entamé afin d’assurer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, tel qu’en témoigne l’initiative de la firme Normandin Beaudry. La mise en place de telles mesures doit toujours être analysée selon la nature des activités de l’entreprise. Certains emplois peuvent justifier une disponibilité 24 heures sur 24, 7 jours par semaine. De plus, les outils technologiques peuvent avoir des bienfaits en ce qui concerne les conditions de travail. Restreindre totalement leur utilisation pendant des périodes données pourrait être plus problématique que bénéfique.

Source : VigieRT, octobre 2018.

1 Americans Stay Connected to Work on Weekends, Vacation and Even When Out Sick, dans American Psychological Association, 4 septembre 2013
2 Les vacances estivales des travailleurs québécois, par l’ordre des CRHA et CROP, juin 2015
3 Code du travail français, article L2242-17(7o).
4 Loi sur le droit à la déconnexion, projet de loi no 1097, (présentation), 1re sess., 41e législature.
5 Le stress numérique, un nouveau phénomène de société, septembre 2016
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