Vous lisez : Clauses de disparité de traitement : une loi pour l'an 2000 et pour toujours…

Le monde des relations du travail fera son entrée dans le nouveau millénaire avec un difficile dossier sous le bras : il devra évaluer les conséquences de la loi sur les disparités de traitement que le gouvernement doit adopter avant la fin de l'année.

En l'an 2000, le Québec aura en effet la distinction d'être la seule société au monde à s'être dotée d'une loi interdisant les clauses de disparité dans les contrats de travail et les conventions collectives. 

Après deux années d'un débat déchirant, opposant les jeunes aux syndicats et aux organisations patronales, après deux commissions parlementaires et un débat politique parfois démagogique, le gouvernement péquiste a décidé de légiférer comme il l'avait promis au cours de la campagne électorale de 1998. 

Comme on le dit en langage populaire, l'accouchement a été difficile.

«Le gouvernement a pris des engagements, il va les respecter. Et je peux assurer l'Assemblée nationale que nous souhaitons et que nous allons proposer pour adoption définitive un projet de loi d'ici la fin de cette session-ci, d'ici décembre. Et donc, fin décembre, nous aurons une loi sur les clauses orphelin qui va établir un équilibre entre la protection des jeunes contre la discrimination et, en même temps, la capacité de maintenir notre concurrence, nos qualités de concurrence et d'ouverture d'emploi.» 

C'est en ces mots que, le 19 octobre dernier, le premier ministre Lucien Bouchard a mis un terme aux spéculations entourant les intentions de son gouvernement qui paraissait de moins en moins enclin à intervenir dans le délicat domaine des relations du travail. 

Le sort en est donc jeté. Il y aura une loi interdisant les disparités de traitement. Une loi dont on assurera vraisemblablement la pérennité en soustrayant la clause crépusculaire qui aurait pour effet de la faire disparaître le 31 décembre 2004, ou à tout autre moment jugé opportun par le gouvernement. 

Le mot clé dans l'argumentation du gouvernement est « équilibre». Pour des considérations d'ordre politique, il ne veut pas déplaire aux jeunes. Mais, conscient de la fragilité de certaines entreprises, notamment dans les secteurs particulièrement concurrentiels du commerce de détail, de l'alimentation et de la quincaillerie rénovation, le gouvernement ne veut pas imposer de règles contraignantes qui risqueraient de les affaiblir face à la concurrence américaine ou ontarienne. 

Dans la foulée de la commission parlementaire qui avait étudié ce phénomène au cours de l'automne 1998, le gouvernement a été tenté de refiler le dossier au Comité consultatif sur le travail et la main-d'ouvre. C'était d'ailleurs le souhait du Conseil du patronat du Québec, de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante, de l'Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Québec. Les grandes centrales syndicales, notamment la FTQ, étaient disposées à souscrire à cette demande. 

Mais devant l'opposition farouche des jeunes, on ne retint pas cette option. De retour en commission parlementaire, tout ce beau monde s'est donc retrouvé et diversement opposé au projet de loi 67 soumis à la consultation publique par la ministre du Travail, Diane Lemieux. 

Globalement, les jeunes, comme ceux de la Fédération étudiante universitaire, jugent le projet de loi 67 inefficace, « sans manche et sans lame». Ils lui reprochent de permettre des exceptions, de prévoir un délai préalable à son application beaucoup trop long (trois ans) et, surtout, de proposer une loi éphémère. On n'accepterait pas que la Loi sur l'équité salariale s'autodétruise en 2004 ! 

Quant aux organisations patronales, elles trouvent le projet de loi 67 risqué, voire dangereux, parce que sa portée est aussi imprécise que ses impacts réels sur le marché du travail. L'Ordre des conseillers en relations industrielles du Québec, soutenant qu'il est prématuré de légiférer, propose que le délai de trois ans prévu avant l'application de la loi serve à mener des études détaillées sur le sujet. L'Ordre soutient aussi que, à défaut de mieux, la loi devra disparaître définitivement le 31 décembre 2004, comme prévu. 

À l'ouverture de la commission parlementaire, en septembre dernier, la ministre Lemieux a déposé une étude de son ministère démontrant qu'une action trop coercitive du gouvernement porterait un dur coup à certaines entreprises, en particulier dans le domaine de l'alimentation. 

Le ministère du Travail estime en effet que les secteurs manufacturier et du commerce de détail ainsi que les administrations municipales seraient aussi durement touchés. On prédit des mises à pied et, selon le pire des scénarios, la perte de 3800 emplois. Au mieux, on perdrait mille emplois, d'après les fonctionnaires du Ministère. Cette étude précisait en quelque sorte la position du gouvernement et ce, de façon avantageuse pour le patronat, opposé à toute législation. 

Faisant bloc contre le projet de loi, le Conseil du patronat du Québec, l'Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Québec, l'Association des détaillants en alimentation du Québec, la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante et plusieurs autres organisations patronales ont formé la Coalition pour l'emploi en vue de faire pression sur le gouvernement. La coalition a demandé à deux experts en relations du travail, Jean Michel Cousineau, professeur à l'Université de Montréal, et Normand Poulet, consultant, de comparer les systèmes de rémunération à double échelle en vigueur au Québec avec ceux utilisés ailleurs au Canada et aux États-Unis. 

Il ressort de cette étude que le phénomène des clauses de disparité n'est pas en soi un phénomène. Depuis 1994, on a recensé au Québec de telles clauses dans 6 % des conventions collectives. C'est comparable à ce que l'on retrouve ailleurs au Canada et presque identique à la situation qui prévaut aux États-Unis. 

Le patronat juge donc que les entreprises québécoises seraient handicapées si elles ne pouvaient disposer des mêmes outils de gestion que leur concurrents, surtout en période de récession où les coûts de main-d'ouvre doivent être nécessairement maintenus au plus bas. 

De plus, selon l'Association des détaillants en alimentation, interdire les clauses de disparité pénaliserait les entreprises les plus généreuses, obligées qu'elles seraient de niveler par le bas les conditions de travail de tous leurs employés. Certaines seraient forcées de fermer leurs portes, car la marge entre profits et pertes est parfois si mince qu'un ajout, si minime soit il, dans la colonne des coûts de fonctionnement peut être fatal pour une entreprise. 

La position ministérielle concorde sur ce point avec celle du patronat, mais le gouvernement, dans sa recherche de l'équilibre, estime possible de légiférer en limitant les dégâts. 

Pour l'essentiel, le projet de loi 67 stipule qu'il sera interdit d'accorder à un salarié, uniquement en fonction de sa date d'embauche, des conditions de travail moins avantageuses que celles accordées à d'autres salariés qui effectuent des tâches identiques dans le même établissement. 

Ce projet de loi touche non seulement le salaire, mais aussi toutes les « matières» relatives au salaire telles qu'entendues par les normes du travail, à savoir la durée du travail, les jours fériés, chômés et payés, les congés annuels, les congés familiaux, les repos, les primes, les outils, les uniformes, etc. 

Il précise que l'ancienneté et la durée de service ne sont pas dérogatoires, de même que les salaires lorsque l'amplitude de l'échelle salariale est modifiée ou lorsqu'une échelle salariale est remplacée par un taux unique de salaire. 

Le projet de loi précise encore que n'est pas prise en compte une modification temporaire des conditions de travail des salariés reclassés, rétrogradés ou impliqués dans une fusion d'entreprise. 

Il ordonne aussi qu'un délai de trois ans précède l'application de la loi qui, en vertu d'une disposition rarissime, devra disparaître le 31 décembre 2004, ou à une autre date fixée par le gouvernement. 

Dans sa version actuelle, et compte tenu du calendrier législatif, cette loi ne serait appliquée qu'à compter de l'an 2003, et donc pour une seule année. Mais cela risque de changer dans la version finale. 

Organisation influente, regroupant de jeunes entrepreneurs et des professionnels, Force Jeunesse soutient que la loi ne doit pas permettre les exceptions et qu'elle doit être permanente. C'est aussi ce que demande le Conseil permanent de la Jeunesse, la Jeune Chambre de commerce du Québec et plusieurs organisations jeunesse et politiques comme Le Pont entre les générations. Notons aussi que la CSN, la CEQ, la FTQ et le Syndicat de la fonction publique du Québec préfèrent aussi une loi permanente. 

Mais interdire les clauses de disparité de traitement n'est pas si simple. Le projet de loi 67 n'y parviendra pas, selon plusieurs intéressés. 

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, par ailleurs favorable à l'interdiction des disparités de traitement, signale par exemple que les dispositions du projet de loi 67 amendent la Loi sur les normes du travail alors que les conventions collectives relèvent du Code du travail du Québec

À quelle entité administrative devra s'adresser un individu se disant lésé par une clause dite orphelin ? 

S'il est syndiqué, il a l'obligation légale d'épuiser tous les recours, et donc de passer par la procédure de grief, pour faire invalider la clause dont il se dit victime. Cela le placera dans une position fort délicate vis-à-vis de son syndicat qui aura négocié cette clause avec l'employeur. Certains experts suggèrent de lui éviter cette procédure en lui permettant de porter plainte sur-le-champ à la Commission des normes du travail. Mais celle-ci devra-t-elle faire enquête sur demande ? 

Le Conseil permanent de la Jeunesse recommande que la commission assigne gratuitement un avocat aux individus qui portent plainte. 

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse soutient aussi que le projet de loi ouvrira la porte à des abus en permettant la modification de l'amplitude d'une échelle salariale ou l'abandon d'un taux unique de salaire. 

Le gouvernement prétend que cette disposition du projet de loi vise uniquement à garantir aux entreprises une flexibilité dans leur politique de rémunération. C'est aussi, à son avis, l'aspect de sa législation qui permettrait aux entreprises d'assumer sans trop de mal l'interdiction de clauses présumées discriminatoires. 

Mais le Conseil du patronat n'est pas de cet avis. Il estime que le projet de loi 67 « se distance manifestement du principe des conditions minimales de travail pour s'immiscer dans les conditions de travail au sein d'une entreprise». 

Le CPQ reproche au projet de loi son imprécision, une faiblesse qui, prédit-il, entraînera de multiples confrontations juridiques. Tous les avantages sociaux risquent d'être remis en cause. Le régime de retraite, les primes à l'embauche, la sécurité d'emploi et l'ancienneté. 

Le projet de loi 67 mentionne que l'ancienneté n'est pas dérogatoire et pourtant l'ancienneté est fondée sur la date d'embauche. C'est justement sur cette notion que s'appuie le projet de loi. Alors, demande le CPQ, comment les tribunaux pourront-ils interpréter une « loi qui dit blanc et noir» ? 

L'Ordre des conseillers en relations industrielles du Québec prévoit aussi que le projet de loi 67 provoquera une remise en question des avantages sociaux qui risque de bouleverser les relations du travail. « L'ancienneté est une forme de discrimination socialement acceptée», rappelle l'Ordre à juste titre. Pour éviter les débats juridiques, il suggère au législateur de limiter l'application de la loi aux salaires proprement dits. 

On voit bien quel casse-tête impose toute législation sur les disparités de traitement. Cette boîte de Pandore, ont souvent rappelé les intervenants, c'est pourtant le gouvernement qui l'a ouverte en 1997, quand il a proposé aux administrations municipales la loi 414 sur la réduction des coûts de main-d'ouvre. C'est au cours de ce débat que le chef de l'Action démocratique du Québec, Mario Dumont, a nourri la controverse sur les clauses « orphelin», controverse qui n'a pas eu de cesse depuis. On verra si le projet de loi 67 y mettra fin.

 Michel Hébert

Source : Effectif, volume 2, numéro 5, novembre /décembre 1999

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