Vous lisez : Quand la sécurité au travail l’emporte sur la liberté de religion

Quand la liberté de religion et la sécurité au travail se confrontent, que se passe-t-il? Les auteures reviennent sur l’affaire du Port de Montréal et de ses travailleurs de religion sikhe portant le turban : les faits avec la politique adoptée, l’instance antérieure et l’analyse de la Cour d’appel.

Plusieurs se rappelleront l’importante couverture médiatique des dernières années concernant la contestation menée par les travailleurs de religion sikhe arborant le turban de la directive adoptée imposée par le Port de Montréal exigeant qu’ils portent un casque de sécurité pour se déplacer sur ses terminaux.

Cette polémique s’inscrivait notamment dans le contexte de l’adoption de la Loi C-21 par le gouvernement canadien en 2004. Elle modifiait le Code criminel en ce qui a trait à la responsabilité pénale des organisations et forçait ainsi les entreprises à renforcer leurs dispositions en matière de sécurité au travail.

L’affaire du Port de Montréal a suscité de nombreuses réactions. En effet, la tentative d’accommodement mise en place par l’employeur avait échoué après trois ans d’essai puisqu’elle était non viable pour les deux parties. Une telle situation oppose ainsi le droit à la santé et à la sécurité au travail au droit à la protection de la liberté de religion, lesquels doivent, dans la mesure du possible, coexister dans le cadre d’une relation d’emploi.

Si, de son côté, la Cour supérieure avait d’abord conclu que la politique portait véritablement atteinte à la liberté de religion des demandeurs, mais que cette atteinte constituait une exigence professionnelle justifiée rattachée à la fonction de camionneurs, la Cour d’appel est quant à elle récemment venue confirmer que la sécurité au travail devait primer sur les effets préjudiciables causés à la liberté d’expression des employés.

Les faits

Dans l’affaire Singh c. Montreal Gateway Terminals Partnership[1], les appelants étaient des camionneurs sikhs portant le turban en raison de convictions religieuses profondes. En 2005, l’employeur, le Port de Montréal, a adopté une politique obligeant toute personne devant se déplacer à pied à l’intérieur des terminaux à porter un casque protecteur. En vertu de cette politique, les personnes ne respectant pas la règle du casque protecteur se voyaient interdire l’accès aux terminaux.

Pour les appelants camionneurs, cette politique avait pour effet de les obliger à porter le casque protecteur uniquement lorsqu’ils devaient se déplacer à l’extérieur de leurs camions sur le site des terminaux du Port de Montréal, ce qui ne constituait pas la majorité de leur temps de travail, mais plutôt quelques minutes par déplacement. La politique ne les obligeait pas non plus à retirer leur turban.

Lors de la mise en place de la politique, un accommodement raisonnable a été tenté par l’employeur : le camionneur sans casque devait rester à l’intérieur du camion, alors que les tâches sur les terminaux étaient effectuées par d’autres employés dûment protégés. Or, le délai pour effectuer une tâche augmentait considérablement, soit plus de trois fois le temps initial, ce qui n’était pas économiquement viable pour l’employeur et constituait un véritable défi au niveau de l’organisation du travail.

L’employeur ayant décidé d’abandonner cette nouvelle procédure pour les raisons ci-dessus tout en maintenant sa directive, les travailleurs sikhs avaient déposé une demande devant la Cour supérieure afin de se voir exemptés de porter le casque lorsque requis par la politique.

Instance antérieure

En Cour supérieure, une analyse des dangers importants inhérents au travail des employés qui se promenaient sur les terminaux a confirmé qu’il ne s’agissait pas de risques purement théoriques. La preuve a permis de démontrer que dans cet environnement industriel, les employés étaient exposés à la possibilité de se faire frapper la tête par des objets en mouvement ou de se heurter la tête contre un objet dur.

La Cour a également conclu que la politique était rationnellement rattachée à la fonction de camionneurs, qu’elle avait été adoptée de bonne foi par l’employeur, que son application était restreinte et que son atteinte à la liberté de religion des travailleurs sikhs était minime. Finalement, le fait de permettre une dérogation à cette politique constituerait une atteinte excessive pour l’employeur dans les circonstances considérant les essais préalables.

En conséquence, malgré une apparence prima facie de discrimination, la Cour supérieure en était venue à la conclusion que la politique constituait une exigence professionnelle justifiée. Puisqu’il s’agissait dès lors d’une atteinte justifiée à la liberté de religion en vertu de la Charte québécoise, les employés ne pouvaient s’y soustraire ni en être exemptés.

Analyse de la Cour d’appel

En appel, la Cour d’appel a confirmé qu’il existait selon elle un lien rationnel entre la politique et l’objectif de l’intimé d’assurer la sécurité de ses travailleurs. La Cour a rejeté l’argument des appelants selon lequel le risque concret de blessures à la tête n’a pas été démontré, notamment au motif qu’il serait risqué de prétendre devoir attendre la survenance de blessures réelles afin de justifier l’utilité d’une mesure préventive.

Ensuite, la Cour d’appel a jugé que la politique respecte le critère de l’atteinte minimale à la liberté de religion pour les motifs suivants :

  • la mesure est exigée seulement pour des déplacements précis, qui ne durent que quelques minutes;
  • la politique contraint seulement les employés à porter un casque protecteur et n’oblige d’aucune façon les appelants à retirer leur turban;
  • la preuve d’expert a permis de démontrer qu’aucun sikh ne serait exclu de cette religion pour avoir porté un casque sur son turban.

En conséquence, en tenant compte du contexte environnemental dans lequel la politique devait être appliquée, la Cour en est venue à la conclusion que les appelants font face à de nombreux risques pour leur sécurité. Selon elle, les parties doivent respecter le Code canadien du travail et ses dispositions concernant la prévention des dangers reliés au travail, ce qui, en somme, justifie l’application de la politique.

Enfin, la Cour d’appel a rappelé que l’obligation d’accommodement avait bel et bien fait l’objet d’une tentative infructueuse, ce qui permettait de démontrer qu’il n’existait aucune possibilité d’accommodement qui ne constituerait pas une contrainte excessive dans les circonstances. D’ailleurs, la Cour a mentionné au passage qu’à la suite de l’échec de cette tentative, les appelants n’avaient soumis aucune solution de remplacement viable à l’employeur.

En conséquence, selon la Cour d’appel, les effets bénéfiques de la politique doivent l’emporter sur les effets préjudiciables. L’atteinte à la liberté de religion est donc justifiable dans les circonstances.

Commentaires

Selon nous, cette décision se veut rassurante considérant l’importance des obligations imposées aux employeurs en vertu des diverses lois de l’emploi leur ordonnant de prendre des moyens raisonnables en vue d’assurer la santé et la sécurité du travail et de protéger l’intégrité physique de leurs travailleurs, à défaut de quoi, elle prévoit de lourdes peines pour quiconque dérogerait aux dispositions impératives y étant contenues.

Il nous semble opportun de souligner qu’à ces obligations fondamentales prévues par les diverses lois de l’emploi, que ce soit le Code civil du Québec, la Loi sur la santé et la sécurité du travail ou le Code canadien du travail pour les entreprises de compétence fédérale, s’ajoutent, de surcroît, les dispositions du Code criminel. Celles-ci imposent « à quiconque dirige l’accomplissement d’un travail ou l’exécution d’une tâche ou est habilité à le faire de prendre les mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte de blessures corporelles pour autrui » et pour lesquelles une peine d’emprisonnement est susceptible d’être imposée.

Malgré ce qui précède, nos lecteurs devront faire preuve de prudence avant de se baser sur cette décision de la Cour d’appel pour justifier toute mesure prise en vue de protéger la sécurité de ses travailleurs qui pourrait se confronter à l’exercice d’un droit prévu à la Charte des droits et libertés de la personne, notamment le droit à la liberté de religion.

En effet, il nous semble important de rappeler que l’analyse de la preuve et des faits précis a joué un rôle déterminant dans les conclusions retenues de la Cour. À titre illustratif, l’obligation d’accommodement avait fait l’objet d’une tentative sérieuse dans cette affaire. En cas contraire, l’employeur aurait pu se faire reprocher d’avoir omis de procéder à un tel exercice.

En conséquence, advenant que l’adoption ou la mise en œuvre d’une politique ou d’une règle quelconque par un employeur vienne heurter un droit prévu à la Charte, une analyse poussée de la situation demeurera souhaitable afin d’éviter une déclaration selon laquelle l’employeur aurait enfreint la Charte des droits et libertés de la personne. Nous vous conseillons donc de consulter des professionnels en droit du travail et en droit de la personne dès l’élaboration de la politique souhaitée afin d’éviter les problèmes en amont.

Source : VigieRT, octobre 2019.

1 Singh c. Montréal Gateway Terminals Partnership, 2019 QCCA 1494.
Ajouté à votre librairie Retiré de votre librairie