Vous lisez : Rémunération des étudiants : quand la discrimination s'invite

À l’approche de l’été, de nombreux employeurs s’apprêtent à embaucher des travailleurs étudiants (ci-après les « étudiants ») afin de prêter main-forte à la main-d’œuvre permanente. Souvent, les étudiants bénéficient d’une rémunération inférieure à celle de leurs collègues permanents. Or, une récente décision concernant leur rémunération soulève des questions préoccupantes quant aux risques financiers qui pourraient être associés à une telle pratique. Dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Aluminerie de Bécancour inc. et al. [1], le Tribunal des droits de la personne (ci-après le « Tribunal ») a conclu que l’Aluminerie de Bécancour (ci-après l’« Aluminerie ») a discriminé les étudiants en leur offrant un taux de salaire inférieur à celui des autres travailleurs pour un travail équivalent. L’Aluminerie est condamnée à verser à chacun des étudiants discriminés, à titre de dommages matériels, une somme pour compenser les pertes salariales subies au fil des ans et 1 000 $ à titre de dommages moraux.

Bref rappel des faits

L’Aluminerie recourt à la main-d’œuvre étudiante pendant l’été et la période des Fêtes afin d’éviter d’avoir à interrompre une partie de la production en raison de nombreuses absences. Les conventions collectives autorisent de telles embauches tout en précisant que les étudiants gagnent un salaire inférieur à celui des salariés occasionnels et réguliers.

L’affaire a commencé lorsque le syndicat représentant les travailleurs de l’Aluminerie dénonce à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après la « Commission ») les conditions salariales des étudiants comme étant discriminatoires au motif que les étudiants sont rémunérés à un taux horaire inférieur à celui des autres employés même s’ils effectuent un travail équivalent. À l’issue de son enquête, la Commission a conclu que les conditions salariales des étudiants sont effectivement discriminatoires. Elle a donc entrepris un recours devant le Tribunal par lequel elle demande de reconnaître l’existence de cette discrimination et de la sanctionner.

Les questions en litige

Le Tribunal a dû déterminer si les conditions salariales des étudiants portaient atteinte à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, de leur droit à un salaire égal sans distinction ou exclusion fondée sur leur condition sociale ou leur âge, en contravention des articles 10 et 19 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la « Charte »), et, conséquemment, si les conventions collectives portaient atteinte de façon discriminatoire à la dignité des étudiants, en contravention des articles 4 et 10 de la Charte.

La décision

Le Tribunal a estimé que les étudiants font l’objet d’une disparité de traitement en raison d’une discrimination fondée sur leur condition sociale et leur âge.

Relativement à la condition sociale, il a souligné que les étudiants font partie d’un groupe social vulnérable puisqu’ils tentent d’acquérir les outils nécessaires pour s’établir dans la vie. La distinction salariale a pour effet de désavantager des personnes dans les premières années de l’âge adulte qui ont fait le choix de poursuivre des études par rapport à des personnes plus âgées qui sont sur le marché du travail depuis plusieurs années.

Quant à l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge, après avoir établi la moyenne d’âge des travailleurs occasionnels et des étudiants et observé que les étudiants sont effectivement, en moyenne, plus jeunes que la majorité des occasionnels, le Tribunal a considéré que la distinction salariale est également fondée en partie sur l’âge des étudiants.

Au cœur de sa décision, le Tribunal a établi que les étudiants font un travail équivalent à celui des occasionnels qui bénéficient de taux de salaire plus élevés. Procédant à une analyse des tâches assignées aux travailleurs occasionnels et aux étudiants, le Tribunal a constaté que les travailleurs occasionnels n’effectuent pas nécessairement, comme les étudiants, toutes les tâches d’un poste auquel ils sont assignés et que les étudiants effectuent souvent le même nombre de tâches que les travailleurs occasionnels et même parfois plus. Le Tribunal a ainsi rejeté un des principaux arguments de l’Aluminerie selon lequel le traitement salarial inférieur des étudiants était fondé en raison du fait qu’ils n’effectuaient pas toutes les tâches d’un poste. Les travailleurs occasionnels reçoivent la même rémunération que les travailleurs réguliers. Le Tribunal a donc considéré que les seuls éléments distinguant les étudiants des occasionnels sont leur âge et leur condition sociale d’étudiants.

 

En conséquence, les conventions collectives établissent une distinction salariale à l’égard des étudiants par rapport aux travailleurs occasionnels, qui font pourtant le même travail, et ce, pour deux motifs de discrimination prohibés, soit leur condition sociale et leur âge, ce qui a pour effet de compromettre le droit à une égalité de traitement pour un travail équivalent.

Certains éléments de la preuve sont déterminants afin d’écarter la prétention de l’Aluminerie selon laquelle cette distinction est justifiée du fait que les étudiants n’exécutent pas le même travail. Le Tribunal retient de la preuve soumise que :

  • les étudiants évoluent dans le même environnement dangereux et potentiellement toxique, qu’ils ont reçu la même formation pour leurs tâches et sont donc aussi compétents;
  • bien que les étudiants ne soient pas formés à toutes les tâches, cette situation ne diffère pas de celle de certains travailleurs occasionnels;
  • les étudiants, les occasionnels et les réguliers sont rémunérés suivant un taux horaire unique, et leur rémunération n’est donc pas liée au nombre de tâches accomplies par rapport à leurs collègues;
  • les travailleurs occasionnels sont payés au même taux que les réguliers, bien qu’ils ne puissent pas faire toutes les tâches d’un poste;
  • les étudiants sont payés au même taux que les occasionnels lorsqu’ils sont appelés à effectuer des heures supplémentaires, une pratique que l’Aluminerie n’explique pas.

Le Tribunal a également retenu que la distinction salariale ne peut se fonder sur le manque d’expérience des étudiants. D’une part, dès leur première heure de travail, les étudiants sont affectés aux mêmes tâches dangereuses que les autres travailleurs. D’autre part, les conventions collectives prévoient un seul taux horaire par poste, sans aucune progression du salaire en fonction de l’expérience. Le Tribunal n’a donc pas pu conclure que l’expérience constitue un facteur pour justifier cette discrimination. D’ailleurs, le Tribunal a souligné qu’un travailleur occasionnel en formation, qui n’a encore jamais travaillé à l’Aluminerie, bénéficie d’un taux de salaire supérieur à celui applicable à un étudiant qui en est à sa quatrième période d’emploi estival et a peut-être travaillé à autant de reprises durant les Fêtes.

De plus, le Tribunal a conclu que cette distinction porte atteinte à la dignité des étudiants. À ce sujet, il précise que « [l]e fait que les étudiants aient été payés presque trois fois plus que le salaire minimum ne change rien au fait que la discrimination dont ils sont l’objet porte atteinte à leur dignité puisque leur groupe de comparaison n’est pas les gens qui gagne le salaire minimum, mais celui des réguliers ou des occasionnels qui font un travail équivalent au leur et gagnent jusqu’à près de 30 % de plus qu’eux ».

À titre de réparation, le Tribunal a octroyé des dommages matériels et moraux aux étudiants, mais a également ordonné de modifier les conventions collectives afin de corriger rétroactivement le préjudice discriminatoire et de les rendre ainsi conformes à la Charte.

Par ailleurs, l’Aluminerie avait demandé que le syndicat soit tenu solidairement responsable des indemnités à payer puisque le taux horaire moindre était prévu dans la convention collective négociée par les deux parties. Le Tribunal a rejeté cet argument principalement en raison du fait qu’il a considéré que la réduction a été amenée de façon unilatérale par l’employeur lors du dépôt d’une offre finale visant à conclure les négociations afférentes au renouvellement des conventions collectives en 1994.

Quels impacts aura cette décision?

Cette décision commande prudence pour les employeurs qui embauchent des étudiants. À la lumière du cadre d’analyse adopté par le Tribunal, ceux-ci devraient s’assurer que leurs pratiques en matière de rémunération ou, en contexte de rapports collectifs du travail, leurs conventions collectives actuelles et futures n’établissent pas une telle disparité de traitement pour un travail équivalent sans justification autorisée en vertu de la Charte.

À cet égard, il importe de rappeler qu’une différence de rémunération pour les étudiants peut être justifiée. La Charte reconnaît spécifiquement une telle possibilité :

19. Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

Il n’y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l’expérience, l’ancienneté, la durée du service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel.
(notre soulignement)

Or, en l’espèce, le Tribunal a estimé que la preuve ne permet tout simplement pas de conclure que l’un ou l’autre de ces facteurs (expérience, ancienneté, durée du service, etc.) justifie la disparité de traitement. L’absence de distinction entre le travail effectué par les occasionnels et celui des étudiants semble fatale à la position de l’Aluminerie.

 

Les employeurs qui trouvent une disparité de traitement pour les étudiants devraient immédiatement s’interroger quant à la justification d’une telle disparité. Notamment :
  • Les étudiants effectuent-ils les mêmes tâches que d’autres travailleurs bénéficiant d’une rémunération supérieure?
  • La rémunération supérieure est-elle justifiée en raison de la durée du service ou de l’expérience?
  • Les grilles salariales reflètent-elles une telle progression salariale en fonction de la durée du service ou de l’expérience?
  • Les étudiants et les autres travailleurs bénéficiant d’une rémunération supérieure sont-ils assujettis aux mêmes exigences de production?
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    Évidemment, l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Aluminerie de Bécancour inc. et al. établit un précédent majeur concernant l’embauche d’étudiants. Toutefois, avant de conclure que la rémunération des étudiants est contraire aux exigences de la Charte, il sera nécessaire d’analyser avec soin les pratiques de rémunération dans l’organisation et les tâches effectuées par les étudiants et les autres travailleurs. Il faudra également voir si cette affaire sera maintenue en appel et, le cas échéant, comment les tribunaux l’appliqueront dans d’autres circonstances relatives à l’embauche d’étudiants. En effet, au moment de publier cet article, la direction de l’Aluminerie annonce qu’elle portera cette décision en appel. Une affaire à suivre…

Source : VigieRT, juin 2018.

1 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Aluminerie de Bécancour inc. et coll., 2018 QCTDP 12.
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