Ces dernières années, le monde du travail a été bouleversé par l’avènement des nouvelles technologies de l’information, notamment avec l’omniprésence du téléphone intelligent. Les employés sont maintenant joignables en tout temps, et de plus en plus d’employeurs exigent une disponibilité en dehors des heures normales de travail.
Cette réalité soulève plusieurs questions au sujet de la rémunération. En exigeant des périodes de disponibilité ou de garde, un employeur est-il tenu de rémunérer ses employés durant ladite période même s’ils ne sont pas appelés concrètement au travail?
Cette question a fait l’objet d’un récent pourvoi à la Cour suprême du Canada.
Le 3 novembre dernier, le plus haut tribunal du pays a rendu un arrêt[1] portant sur le droit d’un employeur d’imposer unilatéralement à ses salariés syndiqués une période de garde obligatoire sans rémunération.
Dans cette affaire, l’Association des juristes de justice (ci-après l’« AJJ ») a déposé un grief au nom des juristes travaillant à la Direction du droit de l’immigration du Bureau régional du Québec du ministère de la Justice (ci-après l’« employeur ») contestant une directive qui impose des quarts de garde obligatoires après les heures normales de travail, soit le soir et la fin de semaine.
Il est important de noter que la convention collective applicable en l’espèce ne traite d’aucune façon de l’obligation de disponibilité et/ou des périodes de garde.
Faits :
En matière d’immigration, le procureur général du Canada est appelé à intervenir dans différents dossiers de manière urgente, en dehors des heures normales de travail. De ce fait, l’employeur a mis en place, dans les années 1990, un système de garde où les juristes peuvent se porter volontaires pour assurer des périodes de garde.
Lorsqu’ils sont de garde, les juristes doivent être prêts à préparer et à plaider d’éventuelles demandes de sursis. Ils doivent porter un téléavertisseur et un cellulaire et être disponibles pour se rendre à leur bureau dans un délai maximal d’une heure. Les volontaires sont alors rémunérés à raison de 2,5 jours de congés payés par semaine de disponibilité, qu’ils soient appelés ou non au travail.
En mars 2010, l’employeur informe les juristes que les périodes de garde ne sont plus rémunérées pour le temps de mise en disponibilité. La nouvelle politique prévoit que les volontaires sont rémunérés uniquement lorsqu’ils sont appelés au travail, et ce, pour les heures effectivement travaillées. Cette modification fait effondrer le nombre de volontaires et oblige l’employeur à rendre les quarts de garde obligatoires. C’est cette directive qui fait l’objet du grief de l’AJJ.
Ledit grief a été accueilli par un arbitre qui a conclu que la nouvelle directive est déraisonnable et inéquitable. Cependant, cette sentence a été infirmée par la Cour d’appel fédérale à l’occasion d’un contrôle judiciaire, et le dossier a été porté à la Cour suprême.
Ainsi, le plus haut tribunal du pays a eu à trancher les deux questions suivantes : la directive sur les périodes de garde obligatoires constitue-t-elle un exercice raisonnable et équitable des droits de gérance et porte-t-elle atteinte au droit à la liberté des juristes garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés? À la majorité, les juges ont répondu à la négative aux deux questions soulevées par le pourvoi.
Analyse :
Dans les milieux de travail syndiqués, les arbitres en droit du travail reconnaissent le droit résiduel de la direction d’imposer unilatéralement des politiques et des règles qui n’entrent pas en conflit avec les dispositions de la convention collective. Cependant, ce droit n’est pas illimité et doit s’exercer de manière raisonnable.
Pour évaluer le caractère raisonnable d’une politique ayant une incidence sur les salariés, les tribunaux ont mis sur pied le test de la « mise en balance des intérêts ». À cet effet, la Cour reprend avec approbation ses enseignements dans l’arrêt Irvin :
« [TRADUCTION] Pour évaluer le caractère raisonnable, les arbitres en droit du travail sont appelés à mettre à profit leur expertise dans ce domaine, à tenir compte de toutes les circonstances et à décider si la politique de l’employeur établit un équilibre raisonnable. Pour ce faire, ils peuvent tenir compte notamment de la nature des intérêts de l’employeur, de l’existence de tout autre moyen moins attentatoire de répondre aux préoccupations de l’employeur ainsi que de l’incidence de la politique sur les employés. »[2]
À l’heure actuelle, il n’existe aucun consensus clair qui permet d’affirmer qu’une période de mise en disponibilité doit être automatiquement rémunérée. Il s’agit d’une question qui est tributaire des faits applicables à chaque cas.
En l’espèce, on peut se questionner sur la nécessité d’instaurer des périodes de garde. La convention collective, les contrats de travail et les descriptions de tâches des juristes ne mentionnent aucunement cette obligation. Les clauses de disponibilité sont généralement négociées et font l’objet d’une convention, ce qui n’est pas le cas ici.
D’ailleurs, au moment où l’employeur a décidé d’imposer unilatéralement cette nouvelle obligation, la convention collective applicable venait d’être renouvelée, et aucune discussion n’a eu lieu concernant la modification de la pratique qui était en cours. Il est alors légitime de se demander si l’imposition d’une telle obligation est essentielle.
Aucune preuve n’a permis de démontrer que la solution choisie par l’employeur constitue une atteinte minimale, une réponse nécessaire à une préoccupation réelle. Cet élément fait pencher la balance du côté de l’AJJ.
De plus, bien que l’obligation de disponibilité ne soit pas un travail exigeant ou pénible, il s’agit d’une période pendant laquelle l’employeur exerce un certain degré de contrôle sur les mouvements et les activités de ses employés.
La Cour mentionne qu’il faut faire une distinction entre les politiques qui ont une incidence durant les heures normales de travail et celles qui prolongent unilatéralement la période durant laquelle la personne est sous le contrôle de son employeur. La deuxième catégorie de politiques est plus susceptible d’empiéter sur les intérêts des employés et de constituer un exercice déraisonnable des droits de direction. Ainsi, le fait que la directive ait un effet sur la vie des employés en dehors des heures de travail constitue un facteur important dans la mise en balance des intérêts.
D’autre part, l’ancienne directive prévoyait, depuis près de 20 ans, une rémunération pour les périodes de garde. Une politique ou une directive qui supprime unilatéralement la rémunération accordée en contrepartie d’une obligation de disponibilité crée une iniquité apparente lorsqu’une telle rémunération constituait une pratique de longue date.
L’appréciation de l’ensemble de ces éléments donne raison à l’AJJ et permet à la Cour de conclure que la nouvelle directive de période de garde obligatoire sans rémunération est un exercice déraisonnable et inéquitable des droits de direction de l’employeur.
Néanmoins, la Cour ne va pas jusqu’à admettre qu’il y a violation au droit à la liberté des juristes garanti par l’article 7 de la Charte :
« 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »
La jurisprudence n’a pas encore reconnu que cette disposition peut s’appliquer en dehors du contexte de l’administration de la justice, notamment en matière criminelle. Malgré tout, elle protège une sphère d’autonomie personnelle où se prennent des « décisions intrinsèquement privées ».
Toutefois, ces décisions ne sont protégées que si elles « impliquent [...] des choix fondamentaux participants de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles »[3].
Bien que la directive puisse avoir un impact sur la conciliation travail-famille (par ex., passer du temps avec leurs proches), elle ne porte pas atteinte à leur droit de prendre des décisions intrinsèquement privées. L’incursion de la directive dans la vie privée des juristes en dehors du travail n’implique pas le type de choix personnels fondamentaux que garantit l’art. 7.
Conclusion :
À la lecture de l’arrêt Association des juristes de justice c. Canada (procureur général), il est manifeste que la Cour suprême ne donne pas une réponse « mur à mur » à la question de la rémunération du temps de garde ou de mise en disponibilité. Tout dépend de chaque cas d’espèce et de l’application du test de la « mise en balance des intérêts ».
Les employés ont un intérêt légitime à ne pas être sous le contrôle de l’employeur en dehors de leurs heures normales de travail. Ainsi, un employeur qui désire exiger que ses employés demeurent disponibles doit démontrer la nécessité de sa politique et pourrait être tenu de rémunérer ses employés en conséquence.
Ces questions soulèvent de manière plus générale la question du droit à la déconnexion que nos cousins français ont récemment codifié dans le cadre d’une réforme de leur Code du travail. Est-il opportun pour le Québec de s’en inspirer? La question se pose.
Source : VigieRT, janvier 2018.
1 | Association des juristes de justice c. Canada (procureur général), 2017 CSC 55. |
2 | Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 27. |
3 | Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66. |